La prêtresse garda donc les paupières closes, se contentant d’explorer ce qui l’entourait à l’aide de ses autres sens. D’abord l’odeur, les relents de pourriture et de charogne omniprésents sur le glacier semblait atténués et amoindris par d’autres effluves, différentes, bien plus terrifiantes et pourtant indescriptibles, celles de la mort froide et implacable. Puis venaient les sons, le silence glacé régnait sans conteste, sa suprématie tout juste ébranlée par les cris lugubres du vent et la rumeur lointaine des forges du Fléau qui fournissaient sans cesse aux soldats plus d’outils de destruction et de massacre. Enfin le toucher, bien qu’encore engourdie et endolorie après sa chute dans l’immense gouffre, Asnath parvint identifier une lourde couverture qui la recouvrait ainsi que les bandages dont elle était emmaillotée.

Réalisant subitement que la présence de ces bandages signifiait que quelqu’un s’était occupé d’elle, la prêtresse ouvrit les yeux et se releva en sursaut. La tête lui tourna immédiatement, ravivant ses terribles migraines, et elle du s’agripper à la première chose sur laquelle elle posa la main, le montant du lit sur lequel elle reposait. Après quelques minutes qui lui furent nécessaires pour que la douleur reflue et que sa vision s’éclaircisse de nouveau, Asnath promena son regard autour d’elle afin de voir ce qu’elle n’avait pu deviner les yeux fermés.

Ceux qui l’avaient trouvée l’avaient déposée dans une petite pièce uniquement meublée d’un lit simple en bois sur lequel elle se trouvait. Les murs nus étaient de pierre noire et froide comme de la glace et, bien qu’à l’extérieur il fasse jour, la pièce baignait dans une faible pénombre où il était difficile de distinguer ce qui s’y trouvait. L’un des murs était percé d’une immense fenêtre occultée tant bien que mal par un rideau en lambeaux dont les trous laissaient apparaître le ciel toujours aussi nuageux de la Couronne de Glace.

Asnath baissa ensuite les yeux et repoussa la couverture pour examiner de plus près les bandages qu’elle portait. Malgré le soin qui semblait avoir été porté à leur confection, notamment par l’utilisation de tissus propres, ceux-ci étaient en piètre état, comme si personne ne les avait changés depuis plusieurs jours. Quelques tâches foncées de sang séché laissaient supposer que la prêtresse avait été atteinte par certaines des attaques des morts-vivants lors de sa fuite à travers la Citadelle.

Le sang se glaça dans les veines de la prêtresse lorsqu’elle s’aperçut que ses vêtements lui avaient été retirés afin de pouvoir panser ses blessures. Et avec ses vêtements, lui avaient été prit ses dagues, la pierre d’âme de Noem’Aeda, le cadeau de Naarok et le cristal dont elle avait eu le temps de s’emparer avant de s’évanouir. La seule chose qui lui restait était le pendentif qu’elle avait conservé autour du cou. Malheureusement, le peu de réconfort que lui apportait la présence du bijou fut de courte durée. Asnath se rendit rapidement compte que la protection magique du cristal avait été forcée en voyant que la pierre auparavant si lisse était désormais traversée d’une longue fissure.

Après un long moment où elle hésita entre s’écrouler sur le lit et se lever, Asnath parvint à se convaincre de poser un pied sur le sol glacé, puis le suivant. Il lui fallut ensuite du temps pour réussir à se mettre debout car ses membres étaient ankylosés, l’empêchant de se mouvoir facilement. Plusieurs minutes passèrent avant qu’elle ne puisse rester stable sur ses jambes affaiblies, mais elle se força à avancer vers l’immense fenêtre, un pas après l’autre. Ses yeux qui commençaient à s’habituer à la pénombre parvenaient à distinguer quelques formes indistinctes qui intriguèrent la jeune femme.

Tirant un peu le tissu usé du rideau, Asnath laissa entrer un faible rayon de lumière à l’intérieur de la petite salle, éclairant un guéridon sur lequel étaient posées ses affaires. Ignorant la menace d’un éventuel piège, la prêtresse se précipita sur le petit tas informe que la lumière venait de mettre en évidence et découvrit que rien ne manquait dans ses objets, celui ou celle qui l’avait déposé là ne semblait pas voir de menace dans le fait de lui laisser plusieurs armes à portée. Il avait raison, quelles que soient les armes qu’on mettrait à sa disposition, la prisonnière n’en resterait pas moins une jeune humaine déjà trop affaiblie pour réussir à se tenir debout sans perdre l’équilibre.

D’une main tremblante, Asnath tâtonna les poches de sa cape dont le tissu était déchiré en plusieurs endroits et ses doigts finirent par rencontrer le relief dur et tranchant d’une dague. Ignorant s’il s’agissait là de son arme ou de celle de Noem’Aeda, elle s’en empara et la ramena vivement contre elle dans la crainte d’un piège qui se déclencherait. La jeune femme était surprise de son propre comportement qui lui semblait tellement similaire à celui d’un petit animal apeuré. Mais elle n’était pas apeurée, non elle était bien plus que cela, elle était tout d’un coup terrifiée.

Terrifiée à l’idée de ce qui pouvait se trouver dans ce lieu où elle était retenue prisonnière, terrifiée au sujet de ce qui l’avait amenée ici et terrifiée à l’idée de ce que pouvaient vouloir ceux qui l’avait épargnée. La peur lui montait à la gorge, à chaque instant plus forte et irrépressible, la tenaillant de toutes parts, l’empêchant de respirer. La prêtresse avait l’impression de manquer d’air et dans un geste désespéré pour en trouver, elle arracha le rideau miteux qui barrait l’immense fenêtre. L’air polaire pénétra en hurlant dans la pièce exiguë et glaça Asnath jusqu’aux os qui resta figée un long moment devant le spectacle qui s’était dévoilé sous ses yeux.

La fenêtre donnait sur un balcon de pierre aux proportions titanesques qui surplombait le glacier d’une hauteur incroyable. La Cour des Ossements n’était plus qu’une tâche sombre en contrebas alors que la vue que le balcon offrait s’étendait bien au-delà de la Déflagration. Les nuages noirs et menaçant tournoyaient dans le ciel d’hiver, zébrés de rares bandes claires qui laissaient à grand peine passer le soleil dont les rayons ne parvenaient jamais à atteindre le sol gelé.

La jeune humaine resta là un instant à contempler ce paysage aussi désolé et glacial que majestueux et grandiose. Elle en vint à se demander comment quiconque avait laissé le Fléau s’emparer d’un lieu aussi spectaculaire et de faire du nom de ce glacier un synonyme de mort, d’abomination et de damnation. Elle voulu faire un pas pour s’approcher du parapet, mais un frisson glacial lui parcourut l’échine et une impression désagréable que quelqu’un venait dans sa direction l’envahit.

Avec peine, Asnath parvint à regagner le lit sur lequel elle avait été déposée et s’y allongea. Elle tenta alors de calmer sa respiration, si elle y arrivait, elle pourrait peut-être leurrer celui qui venait la voir en paraissant toujours inconsciente. La prêtresse essaya donc de retrouver la position qu’elle avait au réveil, ferma les yeux et attendit, son cœur battant la chamade. Il lui fallut peu de temps pour se rendre compte de l’absurdité de son acte car, dans sa précipitation, elle avait oublié un détail des plus importants, le rideau.

Le fait que l’immense pan de toile qui barrait la fenêtre ait été arraché ne laisserait aucun doute pour quiconque rentrerait dans la pièce où se trouvait la jeune femme. La seule solution aurait été de tenter de s’échapper par le balcon mais Asnath ne se sentait ni la force ni le courage d’escalader les contreforts de la Citadelle. Désormais, il ne lui restait plus que la dague qu’elle avait récupérée et enfouie sous son drap et l’espoir vain qu’elle pourrait faire sembler de s’être évanouie de nouveau.

Malheureusement la prêtresse ne savait que trop bien à quel point il était facile de repérer une inconscience feinte, ainsi raffermit-elle sa prise sur la poignée de l’arme dissimulée tout près d’elle. Lorsqu’elle parvint enfin à apaiser sa respiration, elle crut que le danger était passé car aucun bruit de pas n’était audible dans les alentours. Pourtant le désagréable sentiment d’être en danger imminent ne parvenait pas à la quitter. C’est pourquoi elle demeura aux aguets, jusqu’à ce qu’elle entende le verrou de la porte craquer et les charnières rouillées émettre un grincement lugubre.

L’air devint soudainement glacial, comme si le peu de chaleur qui parvenait à résister venait d’être aspirée au travers de cette porte ouverte comme par un courant d’air surnaturel. Pourtant aucun coup de vent ne vint fouetter le visage de la jeune femme, en revanche ses maux de tête redoublèrent d’intensité, lui donnant l’impression d’avoir le crâne bloqué dans un étau à la puissance redoutable. Tout autour, le silence était impénétrable, le vent lui-même avait fait taire ses hurlements, plongeant l’atmosphère dans une sorte de suspens, le monde attendant ce qu’y suivrait.

Dans l’impossibilité d’ouvrir les yeux au risque d’être immédiatement repérée, Asnath se voyait obligée d’attendre en espérant que le nouveau-venu repartirait. Car ce n’était certes pas un courant d’air qui était parvenu à ouvrir le verrou et la porte. Un bruit de pas, le frottement d’un vêtement, une respiration, l’humaine était à l’affut du moindre son qui aurait pu lui révéler la position de l’intrus. Puis elle finit par se rendre compte qu’elle se trompait de cible dans sa recherche, c’était le froid auquel elle devait prêter attention, car celui-ci s’était renforcé dès que la porte s’était ouverte et semblait se rapprocher d’elle lentement.

Toujours maintenue dans la cécité, la prêtresse attendit le plus calmement possible que l’air cesse de se refroidir, signe que celui qui était rentré dans la pièce s’était approché le plus près possible. Mais à chaque instant le froid se faisait plus insoutenable et elle eut du mal à ne pas claquer des dents. Lorsque finalement elle crut percevoir une pause dans la progression implacable, elle passa à l’action.

Son bras se détendit le plus vite que lui permettaient ses muscles ankylosés, la dague serrée dans son poing dans l’espoir d’atteindre le cœur de son ennemi. Sa main fut arrêtée aussitôt qu’Asnath eut amorcé son geste par des doigts tellement glacés que le sang parut se geler dans les veines de la prêtresse à leur seul contact. Sa feinte désormais découverte, la jeune humaine ouvrit les yeux et tomba nez-à-nez avec une créature qu’elle n’aurait jamais souhaité revoir, une liche.

Retirant sa main de l’emprise des doigts squelettiques avec une telle précipitation que ceux-ci la libérèrent immédiatement, Asnath fit un bond hors du lit et se plaqua au mur le plus éloigné de la liche. Tremblante de tout son corps, ses muscles faibles soutenant à grand peine son propre poids, la tête assaillit par d’intenses maux, la jeune femme tenta d’adopter une posture défensive, utilisant son arme comme maigre rempart.

La créature squelettique n’avait pas fait un geste, se contentant de l’observer fixement sans mot dire. La prêtresse remarqua alors la position dans laquelle son ennemi se trouvait, penché auprès du lit, sa main tendue sans équivoque comme pour évaluer la fièvre d’un malade. La tête d’Asnath se mit à tourner plus vite encore en comprenant qu’en face d’elle se tenait la personne à l’origine des pansements qui ceignaient ses nombreuses blessures et elle dut s’appuyer un peu plus contre le mur pour ne pas s’effondrer. Pendant ce temps la liche n’avait toujours pas bougé.

Finalement, lorsqu’elle reprit contenance, Asnath se risqua à dévisager la créature et leurs regards se croisèrent. Les orbites vides de la liche abritaient deux flammes bleutées à la lueur malsaine qui trahissaient une trop grande intelligence tandis que les yeux émeraude de la jeune femme ne faisaient que révéler sa peur et sa fatigue. Convaincue que ce duel silencieux aurait son importance, la prêtresse continua de fixer l’intrus sans ciller et attendit que la créature parle la première.

Les premiers mots que la liche prononça plongèrent l’humaine blessée dans la plus grande confusion.

- Je vois que vous allez bien, je commençais à craindre que vous ne repreniez jamais conscience.

Asnath mis du temps à se convaincre que les paroles de la liche traduisaient réellement une inquiétude vis-à-vis de son état. Puis à la surprise succéda l’abattement car la jeune femme savait pourquoi sa santé suscitait une telle préoccupation de la part de la créature.

- Les chances que cela soit arrivé étaient malheureusement bien trop minces, répondit-elle d’une voix rauque comme si elle n’avait pas parlé depuis longtemps.

En se faisant cette réflexion, la prêtresse comprit pourquoi la liche s’était inquiétée de ne pas la voir reprendre connaissance. Les effets des nombreuses potions de Noem’Aeda qu’elle avait avalées s’étaient dissipés peu de temps après qu’elle ne s’évanouisse, ainsi elle s’était retrouvé assaillie par la fatigue accumulée pendant de plusieurs jours. Elle se demanda alors brièvement combien de temps elle avait pu rester ainsi inconsciente dans cette pièce et ce qui s’était passé entretemps.

- Vous êtes restez inanimée pendant près d’une semaine. Cela aura au moins permis à vos blessures de commencer à cicatriser. Mais elles risquent de s’ouvrir de nouveau si vous continuez à bouger de façon aussi brusque.

La liche observa un instant la jeune femme, sans doute dans l’attente d’une quelconque réponse. Comme Asnath demeurait silencieuse, les yeux rivés sur la créature, celle-ci sembla se résigner et poursuivit.

- C’est moi qui vous ai trouvée au fond de Naz’Anak et qui vous ai amenée ici…

- Si vous me racontez ceci afin d’obtenir de moi des remerciements épargnez-vous cette peine, la coupa la jeune femme avec une voix qui retrouvait de sa fermeté.

- Ni vos remerciements ni votre gratitude n’ont de valeur à mes yeux.

- Alors quel intérêt avez-vous à me dire que vous m’avez trouvée ?

- Quel est votre intérêt à savoir qui a brisé la protection de votre bijou ?

La question stupéfia Asnath qui resta interdite, ce que venait de dire la liche impliquait plusieurs choses. Tout d’abord que la créature était suffisamment puissante pour détruire le sort qui protégeait le souvenir enfermé dans la pierre du médaillon. Mais plus inquiétant encore, cela signifiait qu’elle avait eu accès au contenu de la pierre et avait pu découvrir le lourd fardeau que portait la jeune femme.

Constatant que la liche continuait de l’observer avec une certaine satisfaction à voir ainsi ses paroles la torturer, la prêtresse releva la tête et planta de nouveau son regard dans les yeux glacé de la créature.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle calmement.

- N’êtes-vous pas capable de le déduire de par vous-même ?

­- Je n’apprécie guère de jouer aux énigmes avec les horreurs du Fléau. Mais soit essayons, cela sera d’autant plus rapide que je ne connais le nom que d’une seule créature de votre espèce.

Asnath parvint à s’affranchir de l’appui du mur et fit un pas en avant tout en conservant sa dague bien en évidence.

- Il a du vous être aisé de briser le sceau de protection du médaillon. N’ai-je pas raison, Kel’Thuzad ?

- Une affaire de secondes, acquiesça la liche, j’aurai pensé que les mages avaient amélioré leurs formules depuis l’époque où j’étais des leurs.

Kel’Thuzad se releva, dominant la prêtresse de toute son impossible hauteur. La jeune humaine ramena près d’elle son arme mais la liche ne fit pas mine de bouger.

- A l’intérieur de ce cristal se trouvait la réponse à une question que je me suis bien souvent posé.

- Laquelle ? demanda l’humaine, soupçonneuse.

- Quelle pourrait être l’unique raison pour laquelle j’épargnerai une vie ?

Dans la pénombre, Asnath esquissa un sourire résigné et abaissa son arme.

- Vous avez eu tort de ne pas m’achever, déclara-t-elle d’un soupir las, j’aurais coopéré bien plus morte que vivante.

- Ce n’est pas à moi d’en décider, répliqua Kel’Thuzad.

Un frisson glacé parcourut l’échine de la prêtresse en entendant les mots de la liche. Son cœur s’emballa et sa bouche se fit tout à coup sèche. Incapable de trouver le courage de poursuivre cette conversation plus loin, elle préféra essayer changer de sujet.

- Que comptez-vous faire de moi ? demanda-t-elle en essayant de contenir les tremblements de sa voix.

- Pour l’instant nous allons attendre que vos blessures soient cicatrisées, puis nous verrons quels seront les ordres. En attendant sachez que vous n’êtes pas autorisée à sortir de cette pièce, pour votre sécurité plus que pour la nôtre.

La grande liche se dirigea vers la porte qui s’était refermée sans bruit et l’ouvrit sans même poser la main sur la poignée. Avant de quitter la pièce, Kel’Thuzad se tourna vers la jeune femme qui était restée appuyée au mur pour aider ses jambes encore faibles à supporter le poids de son corps. Il l’observa un instant, la détaillant du regard, puis il inclina la tête dans sa direction.

- Bienvenue chez vous, princesse.

La porte se referma, Asnath s’effondra sur le lit et resta là prostrée, ses émotions oscillant entre la terreur et la rage.