Assise au milieu des draps de tissu sale et rêche, l’humaine resta un instant sans bouger, se remémorant les événements qui l’avaient amenée ici, au sein même de la Citadelle de la Couronne de Glace. Son regard se posa alors sur la dague qu’elle avait prise dans ses affaires. Dans sa précipitation elle n’avait pas fait attention au fait qu’il s’agissait de l’arme qu’Izdar avait légué à sa sœur. Les paroles qu’avait eu Noem’Aeda avant de mourir revinrent alors à l’esprit de la jeune humaine.

- …souviens-toi… que mon frère ne communiquait pas… qu’avec les esprits du feu.

Ces paroles trouvèrent tout à coup un autre écho dans la mémoire de la prêtresse. Lorsqu’elle avait surpris Noem’Aeda seule la nuit qui avait suivi la capture d’Ellécnite et Omundron, elle avait remarqué qu’une des bandes colorées qui ornait le manche de la dague avait disparu. Mue par une étrange certitude, Asnath se leva et marcha jusqu’au balcon qui s’ouvrait devant sa fenêtre. Rassemblant ses souvenirs du jour où elle et Noem’Aeda avaient trouvé cette arme dans le Marécage d’Aprefange, l’humaine réfléchit au moyen de vérifier son hypothèse.

La seule solution qu’elle trouva fut de trouver un bloc de glace qui se trouvait sur le balcon et d’y planter la lame avec le peu de force qu’elle était parvenue à recouvrer. La dague parut vibrer faiblement entre ses doigts et la prêtresse put voir la bande de couleur terreuse apparaître de nouveau parmi les ornements de la poignée. A présent convaincue qu’elle avait deviné juste, Asnath retira d’un coup sec l’arme de la glace et le balcon se mit à trembler.

La jeune femme perdit l’équilibre et tomba à genoux tandis que devant elle s’amassaient de nombreuses pierres provenant de la structure même de la terrasse ou du mur. Les morceaux de roches s’assemblèrent pour former une silhouette à la forme vaguement humanoïde. Au fond des deux trous béants qui lui tenaient lieu d’yeux à la créature brillaient deux petites flammes. Asnath se releva péniblement et, comprenant qu’elle devait faire preuve de respect face à l’élémentaire, elle s’inclina devant lui. L’être de roche lui rendit son salut.

- Noem’Aeda vous a-t-elle transmis un message ? demanda la prêtresse en tremblant tandis qu’une bourrasque glacée balayait le balcon.

L’élémentaire acquiesça d’un étrange hochement de la tête et tout à coup il se dissocia. Avant même que l’humaine ne puisse réagir, les pierres roulèrent dans sa direction et commencèrent à s’amonceler, formant un dôme autour d’elle. En un instant, Asnath se retrouva enfermée sous la masse de roche, plongée dans l’obscurité la plus totale.

Ses yeux n’eurent cependant pas le temps de s’habituer à la pénombre car rapidement de multiples petites failles apparurent dans la barrière de roche, laissant pénétrer de fin rayon de lumière qui ricochèrent sur des cristaux enchâssés dans la pierre. Peu à peu, la lumière changea à force de se réfléchir sur les cristaux et le dôme se transforma en véritable sphère d’observation, reproduisant fidèlement un paysage nocturne que la jeune femme avait déjà vu.

Il y avait de la neige partout autour d’elle, la lune brillait paisiblement dans le ciel, transformant l’immensité enneigée en un parterre de milliers de diamants. Assise sur un bloc de glace, à l’abri des regards venant du campement que la prêtresse savait tout proche, était assise Noem’Aeda.

L’humaine eut la tentation de se jeter dans les bras de la draeneï puis elle se rappela que tout ceci n’était qu’une illusion, une simple reproduction d’une réalité qui n’était désormais plus. La mage reposait dans son cercueil de glace en attendant que son amie vienne lui dire que leur quête était achevée. Noem’Aeda la fixa alors droit dans les yeux ce qui troubla profondément la prêtresse, elle avait tellement l’impression que son amie était là, assise face à elle.

- Bonsoir Asnath, commença la mage comme si les deux amies venaient de se retrouver après quelque temps passé éloignées l’une de l’autre, ou bonjour, je ne sais vraiment l’heure il sera quand tu découvriras le secret de la dague, si un jour je te la donne.

L’intéressée sourit, les plaisanteries de la draeneï lui manquaient tant.

- Mais si un jour tu te retrouves en possession de cet objet, alors c’est que je serai morte, ajouta la draeneï d’un ton triste.

Le cœur d’Asnath se serra dans sa poitrine en entendant ces mots.

- Asnath, continua cependant son amie, nous sommes en Norfendre depuis maintenant un long moment. Hier, nous avons perdu Omundron et Ellécnite. Pour la première fois je me rends compte de la dangerosité de notre mission… en particulier pour toi.

Il y eut un moment de silence, l’humaine ne dit rien. Peu importaient ses paroles, Noem’Aeda n’était plus là pour les entendre.

- Je sais qui tu es.

La phrase tomba dans le silence glacial de cette nuit-là. La respiration de la prêtresse se bloqua brutalement et elle dut faire un effort pour recommencer à respirer correctement. Que savait Noem’Aeda ?

- Quand ai-je fini par comprendre ? Je n’en sais rien. Est-ce quand nous nous sommes quittées à Theramore et qui je t’ai vu partir d’un pas décidé dans le sens opposé du mien alors que tu m’avais dit ne pas savoir où chercher ? Ou bien quand tu as fondu en larmes après l’attaque du laboratoire en disant que tu ne voulais pas et que c’était impossible ?

Asnath avait la gorge sèche. Noem’Aeda avait comprit. Là où Ellécnite avait cru que la prêtresse subissait le contrecoup de son premier combat, la draeneï avait comprit que les larmes de son amie avaient une source bien plus profonde.

- Il y a aussi la façon dont les morts-vivants de Stratholme ont hésité quand tu leur as ordonné de reculer ainsi que les paroles du Traqueur. Sans parler de la méfiance que les Réprouvés ont envers toi et de tes maux de tête incessants en leur présence. C’était tant de petits détails… tellement insignifiants. Tu parvenais à cacher un secret bien plus lourd que quiconque ait jamais eu à porter, mais j’ai fini par comprendre.

La draeneï s’arrêta un instant et ses yeux se levèrent vers la prêtresse, comme si elle avait su que son amie se tiendrait un jour à cet endroit précis.

- Je t’en ai voulu au début… de ne pas me l’avoir dit. Ensuite je me suis rendue à l’évidence, je n’aurais jamais été capable de te regarder comme avant si tu me l’avais dit, et j’en suis désolée…

Un brusque coup de vent secoua les cheveux de Noem’Aeda qui resserra son manteau autour d’elle.

- Asnath, j’ai l’horrible impression que je ne serai plus là pour toi lorsque tu atteindras la Citadelle. Tout ce que j’espère c’est que Nathaël, lui, sera là, car de nous tous, c’est toi qui a pris le plus grand risque en participant à cette expédition. Oh, comment ai-je pu ne rien voir ? Comment ai-je pu te laisser venir et te soutenir dans cette idée suicidaire ?

En voyant son amie prendre sa tête entre ses mains, tourmentée par tant d’appréhensions, la jeune humaine fit un pas en avant et, prenant garde à ne pas détruire l’illusion, elle s’agenouilla face à la mage.

- Si tu savais à quel point cela m’étonne que personne d’autre que toi ne l’ait vu, murmura la jeune femme à l’intention de son amie bien que celle-ci ne puisse jamais lui répondre, les gens ne voient que ce qu’ils souhaitent.

D’un doigt timide, Asnath voulut essuyer une larme qui coulait sur la joue de la mage mais elle ne put le faire, ce qu’elle voyait avait eu lieu dans un autre lieu, dans un autre temps.

- Noem’Aeda, chuchota doucement la prêtresse à son amie disparue, il aurait suffit d’une seule observation pour que tout soit révélé. Aucun d’entre vous ne s’est-il posé la question de savoir pourquoi la Lumière me brûlait dès que j’en invoquais les pouvoirs ? Personne, aucun prêtre, ni aucun paladin n’a jamais été blessé par Elle tandis qu’il l’utilisait, même pour se battre. Et pourtant pas un de vous n’a trouvé étonnant de voir la sévérité des brûlures que ma tentative pour sauver Tassanya m’avait infligées.

Par réflexe, la jeune humaine frotta doucement ses paumes désormais guéries l’une contre l’autre, comme pour atténuer les réminiscences de l’ancienne douleur.

- A chaque fois que je me battais… poursuivit-elle, c’était comme si je m’empoisonnais un peu plus à chaque sort incanté. Je ne m’en suis vraiment rendue compte qu’après t’avoir rencontrée, quand nos ennuis ont commencé, parce que je devais utiliser cette magie bien plus que je ne l’avais jamais fait au Couvent. Ce n’est qu’à daté de ce moment que le simple picotement s’est transformé en brûlure.

Tout à coup, l’image de Noem’Aeda releva la tête et regarda en direction du rocher qui bouchait la vue sur le campement. Elle regarda alors de nouveau vers l’endroit où Asnath s’était trouvée auparavant.

- Asnath, je pense que c’est toi qui viens de te lever, aussi n’ai-je plus que très peu de temps avant que tu ne me rejoignes. Comme tu as pu avoir accès à cette illusion, je pense que tu as compris que mon frère avait lié quatre élémentaires à sa dague. Il ne reste désormais que les élémentaires de l’eau et de l’air. Celui de l’eau sera lui aussi capable de transmettre un message à une personne de ton choix, quant à l’élémentaire d’air, il sera à même d’amener cette dague où tu le souhaiteras ou de la remettre à qui tu lui ordonneras.

La draeneï sécha en hâte ses yeux tandis qu’Asnath entendit le bruit de ses propres pas s’approchant de la scène.

- Si jamais je venais à… mourir, je te remettrai une pierre d’âme. Je ne sais quel usage tu pourras en faire, mais saches qu’ainsi je resterai toujours avec toi et qu’elle sera la clef de mon cercueil. Au revoir, Asnath.

A l’idée de perdre de nouveau son amie, la prêtresse se jeta dans sa direction pour la retenir, mais déjà l’illusion s’effaçait et le dôme rocheux se désagrégea. L’élémentaire se reconstitua à l’écart de la jeune femme tombée au sol qui leva vers lui un regard mélancolique.

- Merci, dit-elle simplement, tu peux retourner d’où tu viens.

La créature rocheuse s’inclina rapidement et se décomposa en une centaine de petites pierres qui s’élancèrent du balcon et dévalèrent le rempart de la Citadelle.

Asnath resta seule un moment sur la terrasse qui surplombait le glacier puis lorsqu’elle ne put plus supporter le froid, elle retourna se mettre à l’abri dans sa prison. Elle s’assit sur le matelas qui avait déjà refroidi et s’appuya sur les oreillers. Après une rapide vérification afin de s’assurer qu’aucune créature ne rôdait dans les environs, la jeune femme chercha sous les maigres vêtements qu’on lui avait enfilé la chaîne à laquelle était rattaché son médaillon. La protection de celui-ci avait été forcée par Kel’Thuzad et le souvenir qui se trouvait à l’intérieur révélé mais cela n’avait pas d’importance.

Depuis le moment où ses amis lui avaient offert le bijou, la prêtresse s’était efforcée d’oublier le secret qu’elle y avait enfermé. Elle l’avait laissé là en espérant pouvoir l’effacer de sa mémoire, en vain. Tout juste avait-elle put l’estomper. L’humaine caressa du bout de son doigt la surface autrefois polie qui désormais portait une longue entaille.

- Comme une cicatrice, pensa-t-elle tristement, même ce médaillon garde une marque de ce qui se trouve à l’intérieur.

Après un instant d’hésitation qui lui parut durer des heures, Asnath se résolut à serrer le pendentif dans sa main et à murmurer quelques mots que lui avait enseigné Noem’Aeda. Une faible lumière émanant du pendentif s’échappa d’entre ses doigts serrés. La jeune femme inspira profondément et se laissa emporter dans le souvenir, celui de son propre passé.

Elle ouvrit les yeux plusieurs mois auparavant, face à Noem’Aeda, dans une ville fortifiée du bord de mer, Theramore. Une cloche sonna quelque part dans la cité, annonçant le début d’une nouvelle heure. La draeneï qui avait levé la tête dans la direction du carillon posa de nouveau son regard sur son amie.

- Donnons-nous rendez-vous demain, à l’entrée de la ville. Le plus tôt sera le mieux. Puis-je te laisser seule une demi-journée sans que tu ne t’attires des ennuis ou que tu décides de sauver d’autres ennemis en détresse ?

- Ne t’en fais pas pour moi, répondit la prêtresse d’un air jovial, je vais me contenter de visiter un peu et de poser quelques questions autour de moi.

- Rappelle-toi qu’il n’y a que très peu de chance pour que des nains soient tes parents, poursuivit la mage sur le ton de la plaisanterie, alors pas la peine de perdre ton temps à leur demander des informations à propos de ta famille. Contente-toi d’interroger les humains.

Asnath ne prit pas la peine de répondre à la provocation et se contenta d’un simple mouvement de la main tandis qu’elle s’éloignait d’un pas décidé dans la direction opposée à celle que son amie empruntait. Après s’être assurée d’être hors de vue de la draeneï, la prêtresse pressa le pas et se dirigea vers la grande tour qui se dressait au centre de la ville et qui dépassait toutes les autres constructions. Lorsqu’elle fut arrivée à son pied, la jeune femme hésita un instant puis choisit d’aller s’assoir sur un banc non loin de l’allée qui menait à la porte de l’imposant bâtiment.

Alors qu’elle se promenait avec la draeneï sur le port et dans les ruelles, elle avait surpris conversation entre deux habitants qui avait attiré son attention. Aujourd’hui, une délégation partirait de la tour avant midi pour rejoindre le port et monter à bord d’un des navires de guerre afin d’y tenir une réunion au sujet de la flotte de la ville. Les membres de la délégation reviendraient en début d’après-midi à la tour et il ne manquerait pas d’y avoir du monde pour les observer.

Comme la prêtresse s’y attendait, le retour de la délégation se fit attendre pour quelque raison qui lui était inconnue. Le clocher avait déjà sonné une nouvelle heure quand la grande rue commença à s’animer au loin. Asnath se leva et s’avança au milieu du passage, gênant le passage de plusieurs personnes qui souhaitaient se rendre de l’autre côté de la rue, afin d’apercevoir ce qui se passait près du port.

Au fur et à mesure que les minutes passaient, un tumulte de plus en plus proche se faisait entendre. Les commerçants délaissaient un instant leurs acheteurs qui eux aussi se désintéressaient rapidement des objets exposés sur les étals. Plusieurs fenêtre s’ouvrirent aux étages des maisons qui entouraient la jeune prêtresse, enfants comme adultes se mettaient au balcon afin d’observer d’un meilleur angle la procession qui remontait la rue vers la tour.

- Pourquoi tant de monde vient voir ce qui se passe ? demanda l’humaine à un marchand situé non loin d’elle.

- On n’a pas l’habitude de voir la Dame en ce moment, petite demoiselle, répondit l’homme en couvrant ses marchandises afin d’éviter qu’on ne les lui dérobe lorsque son attention serait détournée par les dignitaires qui allaient passer devant lui, avec ce qui se passe dans le Nord et avec la Horde, elle est plus souvent ailleurs que parmi nous. Alors dès qu’on peut on essaie de la voir, qu’elle comprenne qu’on la soutient toujours.

Asnath acquiesça et reporta son regard vers la foule qui s’amassait de plus en plus aux abords de la rue. Jugeant qu’il n’était pas raisonnable de rester au milieu du chemin, elle se rabattit vers une des chaussées et parvint à se faufiler entre quelques spectateurs jusqu’à trouver une place qui lui offrait une bonne vue sur la rue. Debout légèrement en recul par rapport à la foule, la jeune femme observa la délégation remonter sous les cris de la foule. Beaucoup d’hommes étaient présents, des soldats, des mages, des diplomates, des conseillers, mais c’était une femme qui marchait en tête, Dame Jaina Portvaillant,

Le temps parut tout à coup ralentir tandis que la procession passait à hauteur de la prêtresse. Elle vit celle que tous attendaient et acclamaient, une femme qui avait su trouver sa place dans un monde où seuls ceux qui parlent avec leurs armes parvenaient à se faire entendre. La foule venait pour acclamer leur dirigeante mais, au milieu de l’attroupement, Asnath venait pour une raison bien différente. Elle venait pour observer la vérité droit dans les yeux.

La grande mage de Theramore continua son chemin, rendant chacun des saluts, chacun des sourires et remerciant ce peuple sur lequel elle veillait et qui venait la voir. Vient alors le moment où elle arriva à hauteur d’Asnath et leurs regards se croisèrent. Le monde sembla s’arrêter autour d’elles. Les cris de la foule s’estompèrent pour ne plus former qu’un vaste brouhaha. L’échange ne dura pas plus d’une seconde, mais il parut une éternité à la prêtresse. Une éternité pendant laquelle elle put lire sur le visage qu’elle observait une réaction mélangeant la peur et la tristesse et dans les yeux bleus qui la fixaient, la même stupeur que si elle avait été un fantôme.

Ne pouvant plus supporter une seconde de plus cette impression de surgir d’un lointain et douloureux passé, la jeune femme profita d’un instant où un dignitaire posait une question à la mage pour s’éclipser discrètement, elle ne voulait plus en voir plus, ce qu’elle avait lu dans le regard bleu azur lui avait servi de réponse. D’un pas rapide, elle se dirigea vers l’écurie de l’auberge où Noem’Aeda et elle avaient laissé leurs montures et sella son cheval.

Quelques minutes plus tard, Asnath quittait Theramore en trombe et traversa le marécage à toute vitesse, laissant sa monture s’enfoncer entre les arbres et les mares d’eau stagnante. Plus aucun son ne parvenait à ses oreilles, dans sa tête ne restait que le bruit de la foule et le regard bleu qui la scrutait, cherchant à dissiper un mirage. Soudain les arbres s'éclaircirent et devant elle apparurent la plage et la mer dans toute son immensité. Son cheval s’arrêta de lui-même et sans en avoir réellement conscience, la prêtresse posa pied à terre et attacha celui-ci à une branche. Elle avança pas à pas jusqu’à l’eau et resta là à contempler l’océan.

Alors qu’elle était toujours plantée au bord de la mer et que les vagues venaient lécher le bout de ses bottes, Asnath entendit le bruit caractéristique d’un sort magique tel que ceux que Noem’Aeda utilisait et son cheval s’affola en tirant sur les rennes qui le tenaient attaché à l’arbre. Elle ne se donna pas la peine de se retourner. Personne n’aurait eu d’utilité à la suivre, n’importe quel bandit aurait pu voir au premier coup d’œil que l’humaine ne possédait sur elle aucun objet de valeur.

Nul bruit ne se fit entendre pendant de longues minutes. Asnath n’attendait rien de la part de la personne qui était apparue derrière elle, mais elle fut cependant étonnée de ne pas l’entendre s’approcher. Bientôt son étonnement se transforma en agacement puis en un mélange étrange de peine et de colère. Finalement lassée d’attendre, la prêtresse prit la parole en premier.

- Vous venez vous assurer que vos yeux ne vous ont pas trahie ? demanda-t-elle d’une voix qui laissait transparaître une pointe de sarcasme et d’amertume.

- Pourquoi Reïna te l’a-t-elle dit ? répondit la femme qui se tenait à la lisière du marécage, éludant la question de la prêtresse.

Les jambes de la prêtresse se dérobèrent sous elle, la laissant tomber à genoux dans l’eau salée. Cette question valait pour elle toutes les révélations, car elle ne faisait que confirmer ce que la mère supérieure avait chuchoté à sa fille adoptive avant de rendre succomber à sa blessure.

- Reïna est morte, souffla Asnath en fixant le flux et le reflux dont le courant jouait entre les manches trempées de sa robe, je l’ai prié de me dire la vérité avant qu’elle ne rende son dernier soupir, entre mes bras.

Une douloureuse boule vint serrer la gorge de la jeune humaine à l’évocation de celle qu’elle considérait toujours comme sa mère. Ses yeux s’embuèrent mais elle se refusait de pleurer en présence de cette femme.

- Je suis désolée…

- Peu m’importent vos condoléances et votre pitié.

- Dans ce cas pourquoi es-tu venue jusqu’ici ?

Asnath ne répondit pas à la question. Non pas qu’elle en ignorât la réponse, mais parce qu’elle n’était pas sûre d’être capable de l’énoncer à voix haute.

- Je voulais…

Elle s’interrompit de nouveau, aurait-elle la force d’aller jusqu’au bout et d’en assumer les conséquences. Se forçant à se reprendre, elle fit un effort pour se relever et se tint de nouveau droite face à la mer.

- Je voulais savoir… s’il est vrai que je ressemble… à quelqu’un que vous avez connu.

La prêtresse entendit la respiration de la femme derrière elle se figer net et rester ainsi suspendue pendant plusieurs secondes. Finalement, son interlocutrice reprit la parole.

- Bien plus que tu ne le penses.

- Comment le savez-vous ? l’interrogea la jeune femme qui fixait toujours l’immensité calme et plate qui s’étendait à perte de vue.

- Je le sais parce que ce n’est pas la première fois que je te revois, Asnath.

Ce fut au tour de la prêtresse de se figer en entendant ces mots et elle dut se maîtriser pour ne pas se retourner immédiatement. Elle repassa sa vie à toute vitesse dans sa tête, cherchant un moment où elle aurait pu croiser cette femme, ne se souvenant pas avoir vu d’humain au Couvent. Tout à coup la vérité lui apparut.

- Quel était votre déguisement ?

- Je ne crois pas que tu t’en souviennes, tu étais si jeune…

- Répondez-moi, la coupa Asnath.

La femme eut un long soupir et la prêtresse l’entendit frotter sa main nerveusement sur un morceau de tissu, sans doute sa robe.

- J’ai pris l’apparence d’une elfe de la nuit. Reïna m’a présentée à toi en tant qu’une sœur venue d’un couvent lointain mais nous ne nous sommes vues qu’un bref instant.

- Je m’en souviens, vous et Reïna nous avez observés Omundron et moi pendant longtemps alors qu’il me faisait jouer. Je devais avoir à peine plus de dix ans.

- Tu en avais onze. Tu avais les cheveux plus courts et une griffure sur la joue droite. D’après Reïna tu avais voulu suivre ton ami dans la forêt et tu n’avais pas vu une branche.

- Omundron n’est pas mon ami… c’est mon frère.

Aucune réponse ne vint. Un nouveau silence s’installa pendant lequel Asnath essaya de ne pas penser à ces paisibles années pendant lesquelles son frère était toujours là pour veiller sur elle. Elle serra les poings pour retenir les larmes qui de nouveau vinrent essayer submerger ses yeux.

- Pourquoi… être venue me voir ?

- Tu ne l’as pas compris ? demanda la femme d’une voix qui reflétait l’étonnement et la mélancolie.

Asnath l’avait compris dès que la mage lui avait révélé l’apparence qu’elle avait prise. Onze ans était l’âge auquel la fillette abandonnée avait commencé son apprentissage auprès de Reïna et c’était aussi à cet âge que la plupart des apprentis étaient envoyés chez leurs maîtres.

- J’aurais pu partir avec vous si vous l’aviez voulu…

- Ce n’était pas une question de volonté, Asnath. Tu n’as hérité d’aucun trait de ma famille, je n’aurais jamais pu te faire passer pour une parente éloignée. Tu aurais été immédiatement remarquée. Je ne voulais pas te perdre… comme je l’ai perdu.

- Pourtant c’est bel et bien ce qui est arrivé, vous m’avez perdue, rétorqua la jeune femme.

- N’attends pas de moi que j’avoue regretter ce que j’ai fait. Je le ferai de nouveau si on m’offrait le choix de remonter le temps.

- Fort bien.

Asnath se retourna et bouscula son interlocutrice qu’elle n’avait pas entendu avancer jusque derrière elle. Leurs regards se croisèrent, dans celui d’Asnath brillait de nouveau une froide lueur d’implacable détermination tandis que dans l’autre on pouvait voir que l’assurance et la confiance avaient cédé à une inquiétude et à une peur grandissante. Ignorant celle qu’elle venait de bousculer, la prêtresse continua son chemin et détacha sa monture.

- Où vas-tu ? entendit-elle.

- Retrouver la seule famille qu’il me reste, répondit la jeune humaine en montant en selle.

La main de la femme se posa sur les rennes de son cheval et les maintinrent pour l’empêcher de partir.

- Je t’en prie, n’essaie pas de le retrouver. Il a disparu depuis trop longtemps désormais. Personne ne peut le sauver.

Asnath repoussa rapidement la main qui tenait ses rennes et toisa celle qui se tenait devant elle.

- Peu m’importe son sort ! Je parlais d’Omundron, c’est lui que j’irais retrouver. C’est lui ma famille, il l’a toujours été.

- Asnath, promets-moi au moins une chose. Quoi qu’il advienne, ne va pas au nord, trop de ceux auxquels je tenais y ont déjà péri.

- J’irai où mon chemin me mènera. Si vous aviez tenu à moi vous auriez trouvé une autre solution que de me laisser au couvent.

Stoppant là toute discussion, la prêtresse pressa son cheval qui partit au trot pour rejoindre la route qui la ramènerait à Theramore. Sur le chemin, elle laissa enfin couler ses larmes où se mêlaient la rage et une profonde douleur.

Le lendemain, lorsqu’elle quitta la cité portuaire en compagnie de Noem’Aeda, Asnath se retourna vers la grande tour qui dominait la cité et se demanda si Jaina Portvaillant était parvenue à trouver le sommeil cette nuit là.