La jeune femme leva la tête vers son frère et eut tout juste le temps de tendre la main pour récupérer l’objet que l’elfe venait de lui lancer. Son sang se glaça lorsqu’elle identifia ce qu’elle tenait, la Larme d’Elune. Elle comprit immédiatement ce que signifiait le fait qu’Omundron lui confie la Relique en cet instant.

- Emmenez-les loin d’ici, ordonna l’elfe aux reptiles volants, d’autres wyrms vont arriver.

- Omundron ! hurla Asnath, je t’interdis de m’abandonner !

Le druide plongea son regard dans les yeux émeraude de sa sœur. Ce que celle-ci parvint à y lire lui transperça le cœur comme l’aurait fait la plus fine des lames.

- Il faut bien que l’un de nous aille avec elle. Mourir seul n’est pas plaisant. Tu n’as plus besoin de moi, Asnath… comme tu me l’as dit un jour, tu as changé. J’espère juste que tu finiras par savoir qui tu es devenue.

Le druide monta debout sur la selle de son drake, les bras écartés pour maintenir son équilibre. En bas, auprès des carcasses inertes du drake et de la wyrm, la horde de morts-vivants se faisait plus compacte et on apercevait de puissants jets de flammes traversant la masse vivante. Une centaine de mètres les séparaient du sol et une chute libre serait sans doute fatale.

- Omundron… murmura la jeune femme, trop choquée pour en dire plus.

- Garde la dague avec toi, elle te rappellera d’où tu viens et qui tu as été.

Tout se passa alors très vite, trop vite pour l’humaine qui ne parvint pas à esquisser le moindre mouvement pour empêcher son frère de commettre l’irréparable. Le druide se jeta dans le vide, les drakes firent immédiatement demi-tour et s’éloignèrent à tire-d’aile vers les reliefs qui se dressaient un peu plus au sud, loin de l’affrontement. A mi-chute, l’elfe de la nuit écarta les bras et se transforma en un immense oiseau au pelage sombre qui poursuivit sa descente en piqué, gagnant à chaque instant un peu plus de vitesse.

Les drakes se posèrent à l’instant où Omundron atteignit le sol. Juste avant l’impact, il ouvrit ses ailes, ralentissant brutalement, et le corbeau céda la place à l’imposant ours qu’Asnath avait vu pour la première fois à Stratholme. Le druide s’écrasa au milieu de la horde qui se pressait autour du drake tombé, au milieu de laquelle les jets de flammes commençaient à s’épuiser, et disparut dans la mêlée. La prêtresse descendit de sa monture dès que celle-ci eut atterri et elle se serait élancée au secours de ses amis en danger si le drake vert d’Omundron ne s’était pas interposé.

- Laissez-moi passer !

- Votre frère nous a demandé de vous mener en sûreté, déclara le drake bleu sur lequel était montée Noem’Aeda en s’avançant lui aussi, nous comptons respecter sa volonté.

- Si nous ne faisons rien, ils vont mourir ! tenta d’argumenter la jeune humaine.

- L’elfe savait ce qu’il faisait, répondit abruptement le drake noir, il a choisi son destin au moment où il a sauté.

Lorsque Nathaël et Noem’Aeda vinrent la rejoindre, la prêtresse leur jeta un regard suppliant, espérant qu’ils se rangent de son côté. Pour seule réponse, l’elfe de sang et la draeneï détournèrent la tête. Malgré sa détresse, Asnath obéit aux drakes qui ne s’écartèrent cependant pas, lui empêchant de voir la scène qui se déroulait si près. Mais s’ils choisissaient de la rendre aveugle, ils ne pouvaient faire disparaître les bruits qui leur parvenaient, des sons terrifiants. Flammes, rugissements, hurlements et cris inhumains, douleur et mort se combinaient en une macabre cacophonie dont l’ultime note finit par s’éteindre dans le silence de la Couronne de Glace.

Ce ne fut qu’à ce moment que les grands reptiles acceptèrent de laisser Asnath regarder. Ce qu’elle vit à cet instant devait marquer son être et son âme au fer rouge à jamais. Trop loin pour être vue par les créatures du Fléau, la jeune femme put cependant voir la marée mort-vivante se disperser pour laisser apparaître en son cœur les deux corps inanimés d’une gnome et d’un elfe de la nuit. L’estomac de la prêtresse se retourna en voyant des créatures approcher de ses compagnons inertes.

Cependant, contrairement à ce qu’Asnath pensait, les monstres du Fléau ne se jetèrent pas sur leurs proies mais s’écartèrent afin de laisser passer un individu habillé de noir qu’il était impossible d’identifier à cette distance. D’un geste, le nouveau-venu fit signe aux morts-vivants de s’emparer des deux gardiens tombés et s’en alla.

- Que font-ils ? demanda Noem’Aeda.

- Ils les emmènent dans un de leurs camps, expliqua le drake de bronze, vous n’êtes pas les seuls à pouvoir détecter l’énergie des Reliques. Vos amis en sont imprégnés, surtout la démoniste. Ils vont les interroger pour savoir où se trouve ce qu’ils cherchent.

Asnath, qui n’avait pas dit un mot, s’élança en direction du point de chute. Seules quelques centaines de mètres la séparaient de son frère et de son amie blessés, elle pouvait encore les rattraper avant que les morts-vivants ne l’emmènent.

- Non, Asnath ! s’écria Nathaël en la rattrapant in extremis par le bras.

- Lâche-moi ! hurla la prêtresse en se débattant, c’est un ordre, lâche-moi !

- Arrête, c’est de la folie ! Tu vas te faire tuer.

La réponse d’Asnath fut radicale et inattendue. Avec force, elle frappa le paladin en plein visage, le faisant lâcher prise. Elle poursuivit sa course à travers le champ enneigé et désertique. Ce qu’elle faisait était imprudent, inconscient même, mais peu lui importait, plus rien n’avait d’importance. La jeune femme ne réfléchissait plus, seuls son désespoir et sa rage comptait, l’empêchait de s’écrouler.

Alors elle courait, plus vite qu’elle ne l’avait jamais fait, plus vite même que lorsque le draconide avait voulu la tuer. Tout avait commencé ce jour-là et, en s’approchant du point d’impact du drake, la prêtresse se rendit compte que tout pouvait se terminer à cet instant. Un court instant, l’idée de se précipiter vers sa propre perte lui parut presque agréable, au moins cesserait-elle d’y pousser ceux qu’elle aimait.

Avant qu’Asnath n’atteigne le rebord du petit plateau sur lequel les drakes s’étaient posés, Noem’Aeda se matérialisa sur son chemin. Incapable de s’arrêter, la jeune humaine percuta la mage qui résista au choc et ne recula pas d’un pas. Celle-ci prit son amie dans ses bras et la maintint malgré ses résistances et ses invectives.

- Laisse-moi passer, cria la prêtresse des larmes dans la voix et à bout de force, laisse-moi aller les sauver !

- C’est trop tard, répondit la draeneï d’une voix nouée, c’est trop tard…

- Non, non… s’il te plaît… Noem’Aeda.

Le ton de la prêtresse était désormais celui d’une supplication mais la mage ne se laissa pas attendrir. Alors que les morts-vivants s’éloignaient, emmenant avec eux son frère et la démoniste, Asnath laissa éclater sa rage. Une aura de Lumière l’enveloppa et se concentra autour d’elle à mesure qu’elle comprenait à quel point elle était impuissante face à la perte des siens.

- NON ! hurla-t-elle au comble du désespoir en relâchant l’énergie accumulée d’un seul coup.

Un rai lumineux surpuissant fusa vers le ciel, transperçant les sombres nuages du Norfendre. Noem’Aeda était restée malgré tout impassible et continuait de la serrer dans ses bras. La prêtresse finit par rendre les armes et s’écroula à genoux dans la neige. Laissant libre court à son chagrin, elle éclata en sanglots. La draeneï resta debout, dos à l’horrible scène, une main tremblante sur l’épaule de son amie.

Nathaël arriva à cet instant, accompagné des quatre drakes. Un filet de sang s’écoulait de son nez et sa lèvre était légèrement fendue. Doucement, il s’approcha de l’humaine, se mit à sa hauteur et la prit dans ses bras. Trop troublée par son chagrin, la jeune femme ne se rendit pas compte que c’était la première fois que le paladin faisait preuve de la moindre émotion.

- Nous devons partir, annonça le drake émeraude en s’approchant, votre lumière n’aura pas manqué d’attirer leur attention.

L’elfe de sang et la draeneï acquiescèrent et Nathaël souleva délicatement Asnath qui n’était pas en état de prendre une décision. Il la fit monter avec elle sur le drake bronze et donna le signal de départ. Au milieu du brouillard dans lequel elle nageait, la jeune femme parvint à attendre quelques bribes de la conversation entre ses deux derniers compagnons.

-… à leur recherche, disait Noem’Aeda.

- Impossible… aucune idée… morts avant de les trouver, répondait Nathaël.

- …catastrophe… Asnath… terrible pour elle… s’en remettra ?

- Je l’ignore… avancer… mission… ce qu’ils auraient voulu… direction ?

- Vers l’ouest… carte… dangereux.

- Ymirheim… intervenait l’un des drakes,… voler… impossible… continuer à pied…

Ses amis prirent toutes les décisions sans concerter la jeune humaine, la laissant tranquille. Personne ne pouvait venir à son secours, elle était la seule à pouvoir décider quand sortir de son état second. Ce ne faut que lorsque les drakes se posèrent de nouveau que la prêtresse commença à réagir de nouveau à ce qui l’entourait. Elle parvenait désormais à suivre le fil des conversations entre les reptiles et ses compagnons même si son regard restait désespérément vide et inerte.

Dans sa tête, un terrible combat faisait rage, une bataille entre son chagrin et sa colère. Les vingt années de sa courte vie repassaient à grande vitesse devant ses yeux, accentuant un peu plus les vides qu’avaient laissés ceux qu’on lui avait arraché. Reïna avait perdu la vie en voulant la sauver, Omundron et Ellécnite étaient voués à une mort certaine aux mains du Fléau et quelque chose lui disait que la longue suite de tragédies n’était pas encore parvenue à son terme.

Les trois compagnons furent déposés par les drakes dans les montagnes au nord de l’extrémité occidentale du barrage Mur-de-Fer. Noem’Aeda et Nathaël avaient décidé de se risquer ainsi dans cette région malgré la présence toute proche du Fléau dans le but de gagner du temps. La voie des airs était désormais trop dangereuses et ils ne pouvaient prendre la peine de contourner entièrement la zone montagneuse, le temps leur était compté. Ce fut lorsque Noem’Aeda récupéra les quelques paquetages restés sur les selles des drakes qu’elle fit une découverte qui ne fit que raviver la douleur de la disparition de leurs amis.

En déchargeant le drake noir, celui qui avait porté Ellécnite, la draeneï ne trouva qu’une petite sacoche que tout le monde reconnut immédiatement. Toujours prostrée, Asnath récupéra cependant le sac de cuir dont la démoniste ne se séparait jamais et l’ouvrit. Dedans se trouvait le cube à la paroi de verre derrière laquelle se déchaînait toujours un orage miniature. Dans sa colère, la prêtresse était montée sur le dos de la monture d’Ellécnite qui n’avait pas pris la peine de récupérer ses affaires, la Clef des Profondeurs s’y trouvait toujours.

- Les gardiens jouent toujours leur rôle, déclara Nathaël en observant l’étrange objet, jusqu’au bout. Ellécnite et Omundron nous ont légué les dernières reliques des peuples d’Azeroth.

- Qui en sera le gardien ? demanda Noem’Aeda.

- Peu importe, du moment qu’elles sont avec nous.

Une fois les dernières affaires descendues et rassemblées, les drakes prirent congés de leurs voyageurs et leur souhaitèrent bonne chance. Inquiète pour l’état d’Asnath qui n’avait toujours pas dit un mot et se contentait de détailler la Clef et la Larme sous tous les angles, la mage demanda à l’elfe de sang de monter le camp. La soirée fut lourde et longue, finalement chacun alla se coucher sans manger. La draeneï ayant mis en place quelques protections magiques contre d’éventuelles attaques nocturnes, aucun tour de garde ne fut organisé, personne n’étant en état d’assurer une veille.

Le sommeil d’Asnath fut troublé de sombres cauchemars, plus terrifiants et plus réalistes que ceux qui la hantaient habituellement. Le miroir au reflet mystérieux revenait de plus en plus souvent, la harcelant de sa question muette que les dernières paroles d’Omundron n’avaient fait que rendre plus pressante. Finalement, la jeune humaine se réveilla en sursaut à l’instant même où Noem’Aeda passait à côté d’elle. Elle l’a vit s’éloigner discrètement du campement et se diriger vers une congère derrière laquelle elle disparut. Ne voyant pas son amie revenir et craignant pour sa sécurité, la prêtresse se leva, jeta un œil vers le paladin assoupi, et suivit les traces de la draeneï.

Elle la retrouva assise sur un bloc de glace, en train d’admirer la dague d’Izdar. En regardant rapidement le manche de l’objet, Asnath eut l’impression que la bande de couleur terreuse qui l’ornait avait disparu. Dès qu’elle se rendit compte de la présence de son amie, Noem’Aeda suivit son regard jusqu’à la dague puis désigna celle que la prêtresse portait à sa ceinture.

- A croire que les gardiens lèguent toujours la même chose à leurs familles, dit-elle d’un ton las.

Sans répondre, l’humaine vint s’asseoir et sortit la lame gravée du rameau fleuri qu’Omundron lui avait offert avant leur départ. Il lui avait dit qu’elle lui rappellerait d’où elle venait. Les larmes coulèrent à nouveau de ses yeux et gelèrent au contact de l’air glacial du Norfendre.

- Je sais à quel point c’est dur, déclara la draeneï en posant sa main sur l’épaule de l’humaine.

- Non, répondit celle-ci d’une voix rauque en derrière le rideau de cheveux blonds qui tombait sur son visage, tu n’étais pas responsable de la mort de ton frère.

- Toi non plus.

- C’est moi qui vous ai poussés à poursuivre les troupes du Fléau pour récupérer les Reliques à temps. Sans moi nous serions encore tous ensemble, vivants.

- En tant que gardien, Omundron n’aurait pas été à l’abri pour autant. Asnath, nous ne pouvons pas défaire le passé. Si ton frère n’avait pas souhaité partir en Norfendre, il ne serait pas venu. Ne t’implique pas autant dans son choix de venir, il savait à quoi il s’exposait. Il le savait suffisamment pour essayer de te dissuader, toi, de ne pas partir.

- J’ai l’impression que l’on m’a arraché une partie du cœur. Le caractère d’Ellécnite me manque déjà, son rire aussi…

La mage passa son bras autour des épaules de la prêtresse.

- A moi aussi, ils me manquent. Faisons en sorte que leur sacrifice ne soit pas vain.

Noem’Aeda se leva, rangea la dague d’Izdar puis aida Asnath à se lever. Alors qu’elle suivait son amie, la prêtresse ôta son gant gauche et observa sa paume sous les quelques rayons de lune qui parvenaient à traverser les nuages. Elle pouvait voir dans la lueur blafarde les glyphes complexes d’un noir d’encre de son tatouage eu milieu desquels elle pouvait deviner le relief d’une cicatrice longue et fine. En tâtant du bout des doigts cette ligne qui traversait sa main, la jeune femme se remémora son serment de venger son frère si un malheur venait à lui arriver. Asnath souffrait et quelqu’un devrait un jour en payer le prix, elle savait déjà qui.