Le souvenir d’Omundron et d’Ellécnite planait telle une ombre sur le groupe, appesantissant un peu plus l’atmosphère déjà lourde. A mesure que les jours passaient ils parlaient moins entre eux, seule Noem’Aeda prenait la parole pour indiquer les directions à prendre et ses deux camarades suivaient ses directives sans broncher. Même comparée à l’habituelle froideur de Nathaël, Asnath était de loin la plus taciturne et c’est avec peine que la draeneï parvenait à lui arracher quelques mots.

La jeune femme ne cessait de ressasser le souvenir de la capture de leurs amis, encore et encore. Une fois passées les premières heures qui avaient suivi le drame, elle avait finit par se rendre à l’évidence qu’elle n’aurait rien pu faire pour l’en empêcher. Son seul regret était la dispute qu’elle avait eue avec la gnome juste avant qu’ils ne reprennent la route. A ce sujet, ce qui la troublait le plus quand elle y repensait était le goût amer de trahison qu’avaient pour elle les connaissances dissimulées de la gnome.

Malgré le fait qu’Ellécnite ait eu raison de leur cacher la vérité sur la cause de leur retard irrépressible, la prêtresse ne parvenait pas à considérer son acte comme un geste pour les protéger. Car la gnome avait parfaitement compris que tous auraient souhaité le rattraper coûte que coûte, C’était ce conflit entre chagrin, compréhension et ressentiment qui assombrissait ses pensées et comme elle ne voulait pas en parler à ses compagnons, la prêtresse se perdait dans la contemplation des neiges du glacier.

Plusieurs jours passèrent ainsi, silencieux et douloureux, la présence des Reliques dans le sac de voyage d’Asnath ne faisant qu’alourdir le fardeau qui était le leur. Certes ils avaient fait leur choix depuis longtemps mais chaque pas qui les rapprochait de leur cible semblait les rapprocher d’un sort que tous savaient funeste. La seule chose qui eut le mérite de les rassurer était l’annonce que leur avait fait Noem’Aeda un matin alors qu’ils avaient marché toute la nuit dans le froid pour quitter au plus vite les montagnes.

Alors qu’Asnath et Nathaël essayaient de réchauffer leurs mains engourdies, la mage vint s’asseoir près d’eux avec un sourire sur les lèvres. En voyant une telle expression sur le visage de son amie, la curiosité de l’humaine fut suffisamment excitée pour que celle-ci prenne la parole.

- Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en se frottant les mains dans un effort vain pour se réchauffer.

- Nos cibles semblent avoir ralenti leur course, répondit la draeneï.

En entendant ces mots, l’elfe de sang et l’humaine s’immobilisèrent tous deux et se tournèrent vers Noem’Aeda. Aucun des deux n’osait croire à ce que venait de leur apprendre la mage.

- Tu es sûre de ce que tu avances ? l’interrogea Nathaël d’un ton qui trahissait à la fois son scepticisme et son envie de croire à ce que lui disait leur camarade.

- Certaine, ils ne sont plus qu’à une journée de nous. Mais plus encore, ils ont dévié de leur trajectoire.

- Pardon ?

- Moi aussi j’ai cru m’être trompée, mais j’ai vérifié par trois fois et il n’y a pas d’erreur possible. Ils ne vont pas vers la Citadelle, ils partent vers le nord au lieu de continuer vers l’ouest.

- Pourquoi changent-ils maintenant de direction ? déclara Nathaël, exprimant ainsi la question que tous se posaient.

- Peut-être avons-nous été repérés et ils essaient désormais de nous semer.

- Non, répliqua Asnath désignant les montagnes qu’ils laissaient derrière eux du doigt, s’ils avaient voulu nous semer il leur aurait suffit de passer par Ymirheim où nous n’aurions pu les suivre.

- Alors pour quelle raison sont-ils partis vers le nord ?

La prêtresse demeura silencieuse, observant les parois rocheuses qui les entouraient à la recherche d’une réponse aux questions de ses camarades.

- Je l’ignore, finit-elle par avouer, ce n’est pas moi qui dicte les ordres à ces créatures.

- Peu importe qu’elles agissent d’une façon qui nous semble incohérente, déclara Nathaël en brisant la pellicule de givre qui recouvrait le pommeau de son épée, je ne pense pas me tromper en prétendant qu’aucun de nous ne se préoccupe de la façon dont ses abominations choisissent leur itinéraire. Ils ont commis une erreur en nous laissant les rattraper, à nous de l’exploiter !

- Et si nous nous étions trompés, répliqua Noem’Aeda, si ces créatures ne répondaient pas à l’autorité du Roi Liche.

- Impossible, répondit la prêtresse sans regarder son amie, il n’est pas un geste de ses sujets que le Roi Liche ne connaisse. Si les morts-vivants ont changé de direction c’est qu’ils ont une raison. A nous de trouver laquelle.

- La meilleure solution est de les rattraper, martela le paladin en se levant, quelle différence cela fait-il que nous les rencontrions plus au nord ? Le destin semble pour une fois être de notre côté, tâchons d’en profiter.

Noem’Aeda acquiesça et imita l’elfe de sang. Lorsqu’ils virent qu’Asnath ne bougeait toujours pas, leurs regards se posèrent sur elle, dans l’attente d’une réaction. Malgré ce qu’elle considérait comme un acte impardonnable, la prêtresse avait gardé le statut de chef de groupe et invariablement ses compagnons demandaient son approbation à chaque décision prise.

Cependant, elle avait l’impression que, plus que les autres, ce choix-là était crucial et le soudain changement d’attitude des morts-vivants la laissait perplexe. Mais que faire d’autre, la seule piste qu’ils aient été la trace magique laissée par le Diadème des Naarus et la Rune Solaire. Depuis le début de leur expédition l’idée que les troupes du Fléau puissent atteindre la Citadelle avant qu’ils ne puissent les rattraper les avait hantés, les poussant à voyager toujours plus vite, malgré les risques. Et maintenant que leur plus grande crainte semblait enfin s’éloigner, pourquoi ne parvenait-elle pas à être soulagée ?

- Asnath ? l’appela doucement la draeneï, que veux-tu que nous fassions ?

Cette question mettait l’humaine mal à l’aise. Le choix paraissait pourtant simple, soit ils suivaient la piste magique, soit ils se dirigeaient vers la Citadelle et y attendaient les morts-vivants. L’une des deux propositions relevait du suicide et c’était pourtant celle-ci qui attirait plus la jeune femme. Résignée, elle se leva et dévisagea le paladin et la mage. Leurs traits étaient tirés et émaciés par le manque de sommeil et de nourriture mais dans leurs yeux brillait toujours une lueur farouche, ils n’étaient pas prêts à abandonner.

- Allons vers le nord, déclara-t-elle en resserrant sa cape autour d’elle pour se protéger du vent. De quel endroit horrible nous rapprocherons-nous ?

Noem’Aeda déplia avec difficulté le parchemin raidi par le froid de sa carte et l’observa un instant.

- Nous sommes très proches de ce qu’ils appellent Corp’Rethar, la Porte de l’Horreur. Si nous avions poursuivi vers l’ouest nous serions parvenus à la Cour des Ossements, au pied même de la Citadelle. Mais s’ils ont décidé de piquer au nord alors nous nous retrouverons au niveau de la Déflagration.

- Je suppose que ce lieu n’a pas été baptisé ainsi sans raison, marmonna Nathaël.

- Entre la Déflagration et la Cour des Ossements il n’y a que peu de différences, le Fléau y est partout, à ceci près que les wyrms ne protègent pas la Cour.

- Peut-être cherchent-ils à être protéger depuis le ciel, avança l’elfe en observant la chape de nuages qui les surplombait.

- Peut-être… confirma Asnath, mais pour l’instant les wyrms ne sont pas notre problème. En revanche si nous parvenons à les intercepter alors qu’ils sont encore au bas des montagnes, nous pouvons espérer ne pas avoir à nous mettre à découvert trop longtemps. Une fois la protection des montagnes disparue, nous ne pourrons pas nous permettre de nous arrêter pour dormir, on nous trouverait à coup sûr.

- Alors partons sans plus attendre, dit Noem’Aeda, nous avons une journée de marche avant de les atteindre.

Ils reprirent ainsi leur chemin, marchant plus vite dans l’espoir de rattraper enfin une cible qu’ils traquaient depuis des semaines. Et alors qu’ils se rapprochaient de la fin de leur longue traque, Asnath se surprit à planifier ce qui se passerait ensuite. Cela faisait longtemps que plus aucun d’entre eux ne parvenait à se projeter au-delà de cette aventure, car le risque qu’ils y laissent la vie était bien plus grand que la possibilité de revenir. Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté les Royaumes de l’Est, leur quête semblait pouvoir s’achever et l’idée d’un futur qui s’étendait après faisait de nouveau surface. Et de nouveau, un dilemme s’offrait à elle.

Si les trois compagnons parvenaient à récupérer les deux reliques dérobées, ils auraient alors le choix de les rapporter en lieu sûr le plus rapidement possible ou de porter secours à leurs amis capturés. Il valait sans doute mieux pour Azeroth qu’ils abandonnent leurs compagnons à leur sort mais Asnath ne pouvait s’y résigner. Elle nourrissait toujours le fol espoir de pouvoir porter secours à son frère et à Ellécnite, si tant est qu’ils aient survécu. En suivant la cicatrice qui barrait sa main gauche au travers du tissu de son gant, la prêtresse décida qu’elle laisserait Nathaël et Noem’Aeda s’occuper de rapporter les Reliques tandis qu’elle irait chercher Omundron et Ellécnite. Et quand bien même ses amis refuseraient de la laisser partir seule, elle leur ordonnerait de le faire, ils finiraient par l’écouter.

La journée s’écoula au rythme des bottes foulant la neige et la nuit suivit, identique. Du flanc de montagne sur lequel leur petit groupe cheminait, les trois compagnons purent voir le paysage saisissant du glacier sous les rayons de la lune, mais ils ne s’attardèrent pas dans la contemplation d’un spectacle d’une glaciale et effroyable beauté. Toute la nuit, Noem’Aeda avait utilisé son artéfact pour s’assurer que les morts-vivants n’avaient pas repris leur route et la trace ne faisait que devenir plus facile à détecter.

Lorsque l’aube parut à l’est, derrière le massif d’Ymirheim, et que la Déflagration était encore cachée dans l’ombre des montagnes, la draeneï fit signe de s’arrêter.

- Qu’y a-t-il ? l’interrogea Nathaël en prenant en main son épée.

- Nous venons de dépasser la source, répondit la draeneï.

- Qu’est-ce que cela veut dire ?

- Je n’en ai aucune idée ! s’emporta la mage, tout ce que je peux te dire c’est que nous nous éloignons de la source d’énergie.

- Ils auraient… abandonné les reliques ? demanda le paladin abasourdi.

- Venez voir ! cria Asnath qui s’était éloignée quelques instants.

La prêtresse tenait dans sa main une vieille sacoche en cuir usé qui sentait la pourriture. Dès qu’elle l’approcha de l’artéfact de Noem’Aeda, celui-ci émit un clignotement si rapide que la pierre semblait briller. La draeneï ouvrit immédiatement la trouvaille de son amie et constata qu’elle était vide.

- Voilà la source, déclara la jeune femme en jetant le sac à terre, une fausse piste ! Voilà pourquoi les morts-vivants ont changé de route ! Pour nous entraîner du mauvais côté pendant qu’ils amenaient tranquillement les Reliques à leur maître !

- Mais comment ont-ils fait disparaître la trace des Reliques ? insista la mage, je ne comprends pas…

- Attention ! cria Nathaël en plaquant Asnath au sol.

L’ouïe aiguisée de l’elfe avait perçu ce que ni l’humaine ni la draeneï n’avaient entendu, le sifflement caractéristique d’une flèche qui vint se ficher dans la glace tout près de la tête de la prêtresse avec un grésillement étrange.

- C’est une embuscade ! poursuivit le paladin en se relevant d’un bond.

Ils eurent à peine le temps de se mettre en position de combat que déjà une trentaine de morts-vivants émergeaient des congères et autres abris que leur fournissait la montagne. Dos à dos, protégés par un bouclier magique, les trois compagnons étaient encerclés.

- Comment avons-nous pu tomber dans un piège aussi ridicule ? demanda Nathaël avec colère.

- Je dois t’avouer que ceci est loin d’être mon souci principal à l’instant même, répliqua Noem’Aeda, il faut trouver un moyen de nous sortir de ce pétrin.

- Nous n’avons plus ni Zoorz, ni Ellécnite, ni Omundron avec nous, déclara Asnath, à dix contre un je pense que nous n’avons aucune chance de nous en débarrasser.

- Tu suggères la fuite ?

La prêtresse n’eut pas le temps de répondre car les morts-vivants étaient déjà sur eux et tentaient de percer la défense du bouclier. De leur côté, Asnath, Noem’Aeda et Nathaël utilisaient toutes leurs forces à mettre le plus grand nombre de leurs attaquants hors d’état de nuire avant que leur protection ne s’effondre. Mais la fatigue qu’ils accumulaient depuis plusieurs jours se faisait sentir et chaque sort lancé, chaque coup frappé se faisait plus faible.

Au milieu de la mêlée, la jeune humaine observa les environs dans l’espoir de trouver un moyen de sauver leurs vies. Elle finit par remarquer une pente qui menait au pied de la montagne et qui ne semblait pas parsemée de roches. S’ils parvenaient à l’atteindre et à se laisser glisser jusqu’au sol, ils pourraient peut-être échapper aux créatures du Fléau.

Le bouclier s’effondra à cet instant, forçant la prêtresse à se concentrer de nouveau sur le combat. Aucune ouverture ne s’ouvrait dans la masse de leurs ennemis, ils étaient parfaitement encerclés. Pourtant il leur fallait absolument atteindre la pente neigeuse. Impossible d’invoquer un éclair de lumière pour éblouir leurs ennemis, cela aurait sans nul doute pour effet d’attirer les wyrms.

- Noem’Aeda, immobilise-les ! ordonna Asnath à la mage.

- Que crois-tu que j’essaie de faire depuis tout à l’heure ?

- Je ne te demande pas de les tuer mais de les entraver quelques secondes. Nathaël, quand ce sera fait tu passes devant pour nous ouvrir un passage ! Une fois que nous seront sortis de leur cercle, vous me suivez sans poser de question.

- Pourquoi ?

- Je vous demande de me faire confiance, si ça marche je peux nous sortir de là ! Maintenant !

Noem’Aeda invoqua une vague de glace qui emprisonna les morts-vivants jusqu’aux genoux, les empêchant de se déplacer. Immédiatement, le paladin s’élança et faucha tout ce qui se trouvait sur son passage. Dès qu’ils se furent libéré du cercle mortel, Asnath prit la tête du groupe et se précipita vers la pente. En la voyant faire, Nathaël eut un moment d’hésitation avant de la suivre.

- Mais que fais-tu ?

- Ne réfléchis pas, nous n’avons pas le temps !

En effet les soldats du Fléau n’hésitaient pas à se briser les jambes pour pouvoir poursuivre leurs proies. Sans hésiter, Noem’Aeda s’élança la première sur la pente, suivit par Asnath puis par Nathaël. Ce n’est qu’au milieu de leur descente, alors que les morts-vivants commençaient à les rattraper que la prêtresse comprit l’erreur qu’elle venait de commettre.

Sous leurs pieds le sol trembla et une plaque de neige se décrocha du flanc de la montagne. En analysant la pente, la jeune femme avait remarqué l’aspect étrange de la neige mais, n’ayant jamais vécu dans les montagnes, elle n’avait pas compris le danger meurtrier et silencieux qui se trouvait là. En courant comme ils l’avaient fait, ils venaient de déclencher une avalanche qui les emporta et les morts-vivants avec eux.

Incapable de se débattre dans ce torrent de neige, Asnath se laissa porter en essayant de ne pas respirer. L’avalanche les balaya tous comme des fétus de paille et descendit la pente qui les séparaient du pied de la montagne. Bousculée dans tous les sens, écrasée par les blocs de glace les plus lourds, la jeune femme était désormais incapable de reconnaître le ciel de la terre. Heureusement pour elle, lorsque l’avalanche cessa sa course meurtrière elle avait émergé en partie à la surface.

Asnath se releva le plus vite possible, perdant rapidement l’équilibre car elle subissait encore les effets de la perturbation de l’avalanche, et scruta la neige en quête de ses amis et, réalité autrement plus dangereuse, des morts-vivants qui avaient été pris avec eux. Heureusement, aucun de leurs ennemis qui les avaient poursuivis dans la pente ne semblait avoir survécu et plus un seul ne se trouvait au bord du plateau d’où ils avaient dégringolé.

En revanche, ni Nathaël ni Noem’Aeda n’étaient visibles. Encore abasourdie, Asnath déambula quelques secondes entre les blocs de glace avant de voir l’elfe de sang émerger de la neige. Elle se précipita à ses côtés et l’aida à se relever puis ils partirent tous deux en quête de la draeneï. Mais bientôt il leur fallut admettre une chose terrible, malgré leurs recherches parmi les corps restés à la surface, ils n’avaient pas trouvé leur compagne.

Noem’Aeda était ensevelie sous l’avalanche.