Aucun de ses compagnons n’était visible dans les environs. Le camp avait été installé pour la nuit, comme en témoignait les tentes démontée qui gisaient encore ça et là. Les montures étaient attachées à un arbre non loin d’Asnath et dévoraient le fourrage sain que leurs maîtres avaient emmené pour elles. La prêtresse s’attarda ensuite sur ses bras, écartés du reste de son corps et recouverts de couvertures humides. Elle n’eut pas le temps de poursuivre son examen plus loin car Noem’Aeda arriva par derrière. En voyant que son amie avait ouvert les yeux, la mage laissa tomber sans ménagement le sac qu’elle transportait avec tant de précaution quelques secondes auparavant.

- Tu es enfin réveillée ! s’écria la draeneï, j’ai eu tellement peur ! Je t’ai veillée toute la nuit. Ellécnite et Zoorz ont voulu me convaincre de dormir, mais je n’ai pas accepté. D’autant qu’il fallait changer la glace régulièrement et… non ne fais pas ça !

Noem’Aeda fit un geste pour empêcher Asnath de dégager son bras de la couverture qui le protégeait, trop tard. La jeune humaine ne put réprimer un cri quand sa peau frotta contre le tissu humide et déclencha une douleur tellement insoutenable que la prêtresse manqua de s’évanouir à nouveau.

- Attends, dit gentiment la mage en défaisant les compresses de fortunes avec douceur, j’aurai voulu te préparer un peu avant de te montrer ça. Je dois t’avouer que ce n’est pas la plus jolie chose qu’il m’ait été donné de voir.

Les larmes aux yeux et le souffle court, Asnath observa son amie qui retirait de la glace en partie fondue auparavant cachée dans les replis du pansement. La vision de son bras lui tira une grimace de dégout. Sa peau avait été intégralement brûlée de la pointe de ses doigts jusqu’à son coude, laissant apparaître la chair à vif et suintante. La marque rouge et marbrée rappelait la marque qu’imprime l’eau sur le sable de la plage avant de se retirer. Comme un océan de feu purificateur, la lumière avait laissé cette blessure sombre en témoignage de son passage.

L’humaine laissa Noem’Aeda dénouer les bandages de fortunes qui protégeaient son autre bras et fut forcée de constater que le spectacle qu’offrait celui-ci était tout aussi peu réjouissant.

- C’est toi qui as mis la glace ? demanda-t-elle à la mage alors que celle-ci s’affairait à replier les couvertures humides.

- Oui. Nathaël a refusé d’essayer de te soigner. Je pense que je l’aurai tué sur place s’il n’avait pas été suffisamment rapide pour m’expliquer son geste. Mais j’imagine que, toi, tu comprends parfaitement ses raisons.

En effet Asnath les comprenait fort bien. C’était la Lumière qui l’avait blessée ainsi et il était rare que celle-ci guérisse les maux dont elle était l’origine. Tenter de la soigner avec une magie telle que celle dont usaient les paladins aurait eu de bien plus forts risques d’aggraver le cas de la jeune humaine que de la guérir. Un seul de ses compagnons aurait pu lui venir en aide.

- Comment va-t-il ? interrogea l’humaine en essayant de se relever sans user de ses bras.

Dans sa tentative pour se redresser, elle n’eut pas la force de parvenir au bout de son mouvement et retomba lourdement au sol, ravivant par là la brûlure de ses avant-bras. Tétanisée par la douleur, la prêtresse ne fit aucun effort pour retenir les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle sentit Noem’Aeda la soulever délicatement et l’adosser à un arbre.

- Alors tu le savais. C’est pour ça que tu as continué n’est-ce pas ? Que tu as utilisé le sortilège à trois reprises au péril de ta propre vie.

La draeneï avait vu juste. Dès l’instant où la main de son frère s’était posée sur son épaule, Asnath avait su que Tassanya était à jamais perdue, malgré tous ses efforts.

- Il survit, reprit la draeneï d’un ton triste, si tant est que l’on puisse appeler cela une vie. Nous avons cheminé une heure après que tu aies perdu connaissance, Zoorz et Ellécnite craignaient que ton action ait attiré les créatures du Fléau qui rôdaient dans les environs. Lui a fait tout le voyage sous sa forme naturelle, en te portant dans ses bras. Quand je lui ai demandé s’il voulait que je prenne la relève, il m’a lancé un regard comme je n’en avais jamais vu.

Noem’Aeda perdit ses yeux dans le vague, comme si elle plongeait de nouveau son regard dans celui de l’elfe endeuillé.

- Tellement vide et pourtant je pouvais lire au fond de ses yeux un océan de tristesse. Comme un regard d’aveugle dans lequel on pourrait voir la tragédie d’une vie.

- Qu’avez-vous fait pour Tassanya ?

- Ellécnite s’est occupé d’elle. Une sorte de dernier service d’une Gardienne envers une autre. J’ai l’impression qu’elle se sent en partie responsable… parce qu’elle n’a pas su la convaincre de renoncer à ce projet. Asnath… qu’est-ce qui t’arrive ? Regarde-moi Asnath !

La jeune humaine fixa ses yeux émeraude dans ceux, pareils à deux perles, de Noem’Aeda. Mais ce n’était pas la mage qu’elle regardait. Elle se retrouva projetée quelques mois auparavant, un matin de printemps sur Teldrassil. La jeune prêtresse revit sortir cette magnifique elfe suivie par son loup. Elle se souvint de cette impression d’avoir le cœur blessé en apprenant que cette chasseresse lui avait volé son frère. Puis vint le souvenir d’Omundron quand il posait les yeux sur Tassanya et qu’une étincelle de bonheur pur, comme l’humaine n’en avait jamais vu, s’y allumait.

- Ce n’est pas de la faute d’Ellécnite, soupira-t-elle toujours dans ses pensées, c’est de la mienne.

- Qu’est-ce qui te passe par la tête, Asnath ! Tu as tout fait pour la sauver ! Tu m’entends ? Tout !

- Le jour où je l’ai rencontrée pour la première fois, poursuivit la prêtresse sans prêter attention aux paroles de la mage, j’étais tellement blessée de voir qu’Omundron l’aimait bien plus qu’il ne pourrait jamais me porter d’amour. J’avais si mal de les voir partir ensemble. Tassanya avait tout ce que je souhaitais. Elle était libre d’aller où le destin la menait, elle savait qui elle était et… elle aurait Omundron auprès d’elle pour tout le restant de sa vie qui aurait du être bien plus longue que celle d’une humaine. J’avais tellement de peine qu’un instant, un bref instant, j’ai souhaitais qu’elle soit séparée de mon frère.

Asnath regarda ses mains, prenant peu à peu conscience de ce qu’elle venait de faire et des raisons qui avaient abouti à cet acte.

- Mais je ne voulais pas qu’Omundron souffre. Alors, quand il m’a proposé de partir avec lui, j’ai fait le choix d’ignorer ma douleur et de les laisser partir, seuls.

L’humaine fixa de nouveau Noem’Aeda et reprit sa respiration.

- Si j’étais partie avec eux… ils ne seraient jamais venus ici. Tassanya serait encore en vie et…

La draeneï posa un doigt fin sur les lèvres de son amie, la faisant taire.

- Si tu étais partie avec eux, répliqua la mage d’une voix douce, et que les troupes du Fléau à la recherche des Reliques vous avaient trouvés, il y aurait eu non pas une mais trois morts à pleurer. Ne vis pas dans le passé, tu y perdrais ton avenir. Nos choix nous mènent toujours à un seul et même lieu. Je pense que ceux de Tassanya l’auraient finalement menée ici quoiqu’il advienne.

Noem’Aeda se releva puis, avec précaution, aida Asnath à en faire de même.

- Allons voir les autres. Tous t’attendent.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il n’y a pas d’autre prêtre à moins de quatre heures de cheval et aucun ne connait les coutumes funéraires des elfes.

La prêtresse aurait voulu refuser la tâche que l’on semblait lui avoir confiée. Cependant, elle savait que ce n’était plus là une question de vouloir, mais de devoir qui était le sien. Aussi se laissa-t-elle guider jusqu’à la fosse creusée dans le sol pourri des Maleterres et au fond de laquelle reposait Tassanya, comme la tradition elfique l’imposait.

Ellécnite, Zoorz et Nathaël se tenaient en retrait tandis qu’Omundron, paraissant bien plus grand qu’à l’accoutumée, se tenait au bord du trou. Noem’Aeda laissa Asnath s’avancer seule jusqu’à son frère. Côte à côte, face à ce qui deviendrait sous peu le tombeau de la Gardienne de la Larme d’Elune, le frère et la sœur restèrent silencieux. L’humaine remarqua qu’Omundron portait la chaînette d’argent autour de son cou, bien visible, comme une invitation à venir essayer de la lui dérober.

La prêtresse savait qu’elle devait parler la première, dire quelque chose, mais elle n’en trouvait pas le courage. Aussi, en se maudissant de sa faiblesse, commença-t-elle par une question adressée à son frère.

- Penses-tu qu’il soit sage de l’enterrer ? Ni toi ni moi ne souhaitons la voir dérangée dans le long sommeil qui est désormais le sien.

- Penses-tu qu’il était sage d’essayer de donner ta vie pour la sienne ? répliqua l’elfe d’une voix monotone, il est des risques que l’on juge bon de prendre, ma sœur. En outre, ta volonté de la sauver et la puissance de la Lumière que tu as utilisée ont purifié son corps. Aucun des nécromanciens du Roi Liche ne pourra la ravir à la Mort.

Asnath ne répondit rien pendant un moment. Son frère l’avait percée à jour et elle s’en trouvait gênée bien plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Si Omundron était intervenu pour qu’elle stoppe le sortilège, c’était parce que lui avait compris. Il avait compris que l’humaine était prête à se sacrifier pour lui permettre de retrouver celle qu’il aimait.

La jeune prêtresse rechercha ensuite dans ses souvenirs les paroles qu’elle avait entendu prononcées lors de l’enterrement de Reïna.

- Qu’Elune te protège Gardienne Tassanya, toi qui offris ta vie pour sauver cette Terre. Puisse les étoiles te guider dans ce long voyage que tu entreprends. Puisse ton âme demeurer en paix à jamais. Elune Adore Tassanya… bonne route.

Omundron s’avança ensuite et récita en elfique un très vieux poème. Seule Asnath le connaissait et en comprenait le sens. Son frère venait de déclamer le serment traditionnel que lie deux Elfes de la Nuit pour l’éternité. Aux yeux de son peuple, il était désormais tout juste marié et aussitôt veuf.

Il cueillit ensuite une fleur qui avait subitement poussé à ses pieds et la lâcha dans la tombe. Omundron murmura ensuite une incantation et d’imposantes racines poussèrent autour de la fosse jusqu’à former un tertre qui protégeait à jamais Tassanya. Puis le druide s’approcha du tombeau et posa la Larme sur l’écorce qui le formait. Le bois prit brièvement des reflets argentés qui disparurent dans l’instant.

- La corruption ne pourra jamais franchir cette barrière, expliqua-t-il en se retournant vers Asnath.

La jeune femme baissa la tête pour acquiescer et remarqua que leurs amis les avaient laissés seuls. Le cœur lourd de chagrin et de regrets, elle regarda son frère droit dans les yeux.

- Qu’y a-t-il Asnath ? demanda celui-ci avec une voix où l’inquiétude parvenait à peine à traverser le mur de chagrin.

- Je suis désolée, mon frère. Il semble qu’aujourd’hui je ne sois ici que pour te faire de la peine.

- Asnath, je suis fatigué d’entendre les autres me parler avec force détours dans l’espoir que cela atténuera la dureté de ce qu’ils me diront. Toi qui es ma sœur, parle-moi sans digression.

L’humaine planta son regard dans celui de son frère et inspira lentement. Puisant dans ses dernières ressources de force et de courage, elle posa ses mains sur la poitrine de l’elfe. Malgré la douleur que lui déclenchèrent ses brûlures, elle restait ainsi figée un instant, incapable de lui parler, de lui annoncer.

- Omundron. Tu voulais savoir pourquoi Reïna m’avait laissée partir à ta recherche. Je ne sais pas si j’aurais le courage de te le dire plus d’une fois alors écoute-moi.

Le druide essaya de se dérober en comprenant que la nouvelle que venait lui annoncer sa sœur n’était pas de celle qu’il aurait souhaité entendre. Cependant Asnath enfonça ses doigts dans la peau dénudé de l’elfe, déclenchant une nouvelle vague de douleur.

- Reïna… reprit-elle en essayant de se calmer, a été tuée… le jour où tu es parti…

Alors la jeune femme vit une chose à laquelle elle n’aurait jamais imaginé assister. Pour la première fois de sa vie, Asnath vit un elfe pleurer.