Ellécnite avait insisté pour mettre le plus de distance possible entre eux et Stratholme, car ce n’était pas les murs de l’ancienne ville humaine qui retiendraient les morts-vivants si ceux-ci désiraient continuer de poursuivre leurs proies. Ainsi avaient-ils récupéré les montures et entrepris le chemin qui les ramènerait à la Chapelle de l’Espoir de la Lumière.

Noem’Aeda n’avait pas dit un mot. Les yeux dans le vague, elle se contentait de guider vaguement son cheval afin qu’il ne s’éloigne pas des autres. Omundron, toujours sous sa forme animale, portait Tassanya, accompagné d’Araj qui flairait avec inquiétude la main de sa maîtresse. Personne n’avait ouvert la bouche depuis qu’Asnath s’était enfuie dans le dédale de rues dans l’espoir de trouver un moyen de sortir vivante de Stratholme.

Une fois qu’ils eurent rejoint la route et furent suffisamment loin de Pestebois, la gnome ordonna une halte. Le soleil était très bas dans le ciel et il était plus sage de monter un camp. Ils s’installèrent près d’un escarpement rocheux qui les protégeait en partie d’une attaque surprise. Noem’Aeda descendit de monture et alla s’assoir sur un rocher. Allumer un feu était trop risqué, aussi n’avait-elle rien à faire. La draeneï murmura alors quelque chose d’une voix si faible que personne ne la comprit. Ellécnite s’approcha d’elle.

- Qu’est-ce que tu dis ? demanda celle-ci d’une voix dure qui trahissait son trouble.

- Nous les avons… abandonnés… répéta Noem’Aeda dans un souffle, tous les trois, nous les avons laissés se débrouiller et nous nous sommes enfui.

- Zoorz est plus résistant que tu ne sembles le croire.

- Je te parle d’Asnath ! cria la mage au risque de les faire repérer, tu penses vraiment qu’elle a pu s’en sortir ? Tu as vu comme moi qu’elle était incapable d’incanter autre chose que son bouclier ! Penses-tu réellement qu’elle avait la force de résister à une dizaine de ces créatures ? Nous aurions du rester… j’aurai du rester, ajouta-t-elle en détournant la tête.

La mage ramassa une pierre et murmura une incantation. La roche commença à se couvrir rapidement de glace. La draeneï la fixait avec tant de haine qu’on aurait pu penser qu’elle tenait dans sa main le responsable de ce qui était arrivé

- Je lui ai promis qu’elle ne risquerait jamais rien tant que je serai vivante à ses côtés, continua-t-elle à la limite entre la colère et les larmes, je n’ai pas tenu parole. Qui suis-je pour promettre la sécurité à quelqu’un et m’enfuir en courant au moindre danger ? D’abord ma famille sur Draenor, maintenant Asnath. Suis-je condamnée à toujours fuir quand les autres sont massacrés ?

La roche se brisa sous l’effet du froid. Tous regardèrent les deux morceaux qui tombèrent des mains de la draeneï.

- Contente-toi de briser des pierres à chaque fois que tu as vraiment quelque chose à te reprocher, fit une voix éraillée, cela devrait déjà suffire à transformer plusieurs montagnes en sable.

Dans un même ensemble, Noem’Aeda, Ellécnite et Omundron tournèrent la tête vers l’origine de la voix qui venait de parler. La mage aurait reconnu ce timbre entre mille, même aussi affaibli et enroué. Sans hésitation, elle se jeta sur l’humaine qui avait fait son apparition, laissant tout juste le temps à celle-ci d’ouvrir les bras pour l’accueillir. Sans se soucier du nain et de l’elfe qu’elle bousculait, la draeneï serra Asnath tellement fort qu’elle lui coupa la respiration.

- Noem’Aeda… tu m’étouffes.

- Cela te donne un aperçu de ce que je ressens depuis des heures ! répliqua l’intéressée avant de lâcher son amie, je ne veux plus jamais que tu te mettes en travers du chemin d’un monstre. Fut-ce pour sauver une Relique.

- Merci Zoorz d’avoir risqué ta peau pour sauver ma copine… grommela le nain en boitillant jusqu’à Ellécnite, mais d’rien mam’selle c’t’ait un plaisir. J’ai failli m’faire broyer la jambe mais pas d’souci j’suis à vot’service.

La démoniste aida son vieil ami à s’asseoir et posa sa jambe sur un des sacs pour la surélever. La plaque d’acier qui protégeait le tibia du guerrier avait était violemment arrachée et la chair qui se trouvait dessous était entaillée.

- Que s’est-il passé ? demanda la gnome en déchirant le vêtement que Zoorz portait sous son armure afin de nettoyer la blessure.

- Rappelle-moi de plus jamais utiliser tes machins explosifs pour m’sortir du pétrin. J’ai failli y rester quand la grille est partie en morceaux !

- Quelle quantité de poudre as-tu fait exploser ? s’alarma la démoniste.

- J’sais pas, répondit le nain en ouvrant une outre qu’il entreprit de vider, j’ai vidé l’sac qu’tu m’as donné. C’foutu cadenas résistait à sa propre clef !

- Un miracle que tu n’aies pas détruit tout le rempart et vous avec ! Il y avait là-dedans de quoi détruire un bâtiment d’un seul coup ! s’écria Ellécnite de sa voix cristalline.

- J’me fiche de c’t’muraille comme d’ma première pinte, Ellécnite ! J’avais pas l’temps d’doser, fallait qu’on fiche le camp en vitesse. Mais j’te rassure, par l’intermédiaire de ton truc t’as du détruire une cinquantaine de bouffeurs de chair.

Asnath sourit en voyant les deux vieux compagnons d’armes se chamailler. Elle jeta un œil aux autres membres de leur petit groupe. Noem’Aeda la tenait toujours par les épaules comme pour s’assurer qu’elle ne la laisserait pas se mettre en danger une nouvelle fois. Nathaël, son armure couverte de sang et de lambeaux de chair, était affalé le long d’une souche couverte de mousse d’une couleur verdâtre surnaturelle, lui qui arborait toujours un visage hautain et impassible semblait exténué. Omundron, toujours sous la forme de l’énorme ours, restait debout de façon à ne pas malmener son précieux fardeau. Du sang coulait le long de son cou et de sa patte antérieure droite, mais la prêtresse se rendit vite compte que ce n’était pas celui de son frère.

- Oh, non. Tassanya ! s’exclama-t-elle en se précipitant vers la chasseresse blessée.

L’humaine se hissa sur la pointe des pieds afin d’examiner l’elfe. Elle souleva la lourde tresse de Tassanya et remarqua immédiatement que ses superbes cheveux bleus étaient tachés d’un liquide rouge sombre et poisseux.

- Omundron, fais-la descendre.

Le druide s’exécuta. Aidé par Nathaël et Noem’Aeda, la jeune femme allongea la gardienne elfique à terre puis dégagea son cou. Une profonde entaille zébrait la peau bleutée de Tassanya, s’étendant de sa mâchoire à son épaule. La vérité apparut à Asnath dans toute sa brutalité. Lorsqu’elle avait surprit le nérubi en train de voler la Larme d’Elune, il avait été trop rapide pour que l’humaine puisse voir son geste distinctement. Seule la vision de la chaînette argentée l’avait poussée à se placer en travers de son chemin. Mais la créature arachnoïde ne s’était pas contentée de dérober la Relique pour son maître, elle en avait profité pour neutraliser la gardienne, définitivement.

Asnath ne se posa aucune question et, sans tenir compte de ses compagnons qui se pressaient autour d’elle, commença à incanter. A mesure qu’elle s’était éloignée de Stratholme, ses douloureux maux de têtes s’étaient affaiblis jusqu’à disparaître complètement, lui permettant de nouveau l’usage de sa magie. Voyant que le temps était compté pour Tassanya, la jeune prêtresse choisit d’utiliser le sort que Reïna lui avait enseigné le jour de sa mort. Les langues de lumières s’enroulèrent autour de ses bras dénudés en grésillant légèrement, leur contact déclenchant une sensation de picotement sur sa peau.

Ses perceptions s’accrurent sensiblement et elle parvint à entendre, au milieu du vacarme de ses amis affolés, le battement irrégulier d’un cœur qui essayait désespérément de pomper du sang s’échappant par de trop nombreuses blessures. La prêtresse comprit immédiatement qu’il n’était nul besoin d’essayer de refermer les plaies, du moins pour l’instant. Le véritable danger venait de ce cœur faiblissant qui menaçait à chaque instant de s’arrêter. Elle posa ses deux mains sur la poitrine de l’elfe inerte et hésita un instant. Ce qu’elle souhaitait faire était complexe à réaliser et elle n’aurait pas le droit à plusieurs essais.

Prenant une grande inspiration, Asnath se laissa submerger par la puissance lumineuse qui venait l’aider mais qu’elle devait accepter de ne pas contrôler entièrement. L’incantation initiale que lui avait appris la mère supérieure permettait d’appeler la lumière à se fondre avec celui qui en avait besoin, mais elle s’en trouvait atténuée dans la plupart des cas. Aussi la prêtresse choisit-elle de ne pas la déformer, simplement de la guider vers le cœur de Tassanya, elle n’était plus que le catalyseur. Les écharpes scintillantes de lumière gagnèrent en intensité et se concentrèrent autour de ses avant-bras, utilisant le corps de l’humaine comme lien avec l’elfe.

Asnath sentit la Lumière atteindre le cœur de Tassanya mais, malgré ses efforts, celui-ci continuait de battre de plus en plus lentement. La jeune femme incanta de nouveau, doublant ainsi la puissance de la Lumière qui la traversait. Ses efforts furent récompensés car elle entendit le battement se faire plus régulier et gagner en force. Les nombreuses blessures que portait la chasseresse se refermèrent d’elle-même, la Lumière coulant dans ses veines pour la soigner.

Cependant cette réjouissance fut de courte durée car, brusquement, la jeune humaine ne perçut plus le cœur de l’elfe blessée. Il lui sembla que le monde était devenu étrangement silencieux, malgré les voix de ses compagnons qui l’entouraient. Plus rien, il n’y avait plus ce réconfortant battement qui pressait légèrement ses doigts posés sur la poitrine de Tassanya. Alors Asnath força la Lumière à faire battre ce cœur agonisant, pour obliger la chasseresse à vivre. Mais le bruit de palpitation restait artificiel, ce n’était pas la vie qui l’animait.

Les voix furent de nouveau reconnaissables, et les mots qu’elles prononçaient reprirent du sens dans la tête de la jeune femme, un sens qu’elle ne voulait pas accepter. Elle refusa de les écouter et incanta une troisième fois. La Lumière devint tellement éclatante que, même les yeux fermés, l’humaine parvint à être éblouie. Les paroles de ses amis continuaient de la persécuter.

- C’est trop tard gamine, disait Zoorz d’une voix triste.

- Arrête c’est inutile ! criait Ellécnite.

La gnome la secoua, mais Asnath ne la sentit pas, elle ne sentait plus que la chaleur de la Lumière. Elle avait perdu Reïna parce qu’elle avait manqué de force et de persévérance, ce ne serait pas le cas de Tassanya. Omundron comptait sur elle, elle ne devait pas le décevoir, elle devait lui ramener celle qu’il aimait.

- Asnath, tu es blessée ! la suppliait Noem’Aeda, tu vas te tuer arrête !

La jeune femme s’entêta, la Lumière avait redonné vie à ce cœur, pourquoi s’obstinait-il à ne pas vouloir battre. Elle canalisa la plus grande quantité de Lumière qu’elle ait jamais maîtrisé et l’envoya comme un rayon purificateur dans le corps de Tassanya.

- Regardez, déclara simplement Nathaël avec un étonnement qui ne lui était pas habituel.

Sa remarque fut suivie par de nombreux hoquets de surprise. C’est alors qu’Asnath perçut la douleur. Une brûlure telle que la prêtresse avait l’impression de mettre ses bras dans la lave de la Grande Forge des nains. La douleur partit du bout de ses doigts et remonta jusqu’à ses coudes tandis qu’à travers ses paupière closes, l’humaine voyait la Lumière gagner en intensité.

Une main se posa sur son épaule, une grande main qui la fit replonger dans son enfance. Avec cette main une dernière voix s’éleva, chargée de douleur et de chagrin.

- Asnath… murmura Omundron, Asnath, arrête s’il te plaît. C’est fini…

La prêtresse relâcha son emprise sur la Lumière qui quitta son corps sous la forme des mêmes langues étincelantes qui y avaient pénétré. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, sa vision n’était pas claire mais embrumée et floue. Elle vit ses compagnons qui se tenaient en cercle autour d’elle. L’humaine remarqua alors à quel point leurs attitudes en cet instant dénotaient leurs personnalités. Nathaël était debout un peu à l’écart, Noem’Aeda était face à elle et la fixait, ses yeux perles pleins d’inquiétude, Zoorz était agenouillé à côté d’Ellécnite qui prenait le visage d’Asnath entre ses mains pour la forcer à la regarder.

La jeune femme cligna faiblement des yeux et se sentit soulevée de terre, emmenée dans des bras puissants. Elle se retrouva projetée au moins dix ans auparavant, quand elle était tombée d’un arbre et s’était brisé la cheville. Son frère l’avait portée pendant plus d’une heure jusqu’au couvent pour que Reïna puisse la soigner. Elle se souvenait s’être endormie dans ses bras malgré la douleur et l’avoir retrouvé dans sa chambre lorsqu’elle s’était réveillée. Mais tout était différent désormais. A peine avait-elle échappé à la mort dans Stratholme qu’elle se trouvait de nouveau vulnérable.

Asnath n’arrivait pas à savoir ce qui lui arrivait. Elle se sentait épuisée et souffrait, mais elle n’aurait su dire d’où venait cette douleur qui la lancinait. Lorsqu’elle voulut ouvrir de nouveau les yeux, elle ne vit que du noir. La Lumière étincelante qu’elle avait tenté de contrôler l’avait-elle rendue aveugle ? Elle ne le savait pas. Tout disparut enfin dans les voiles de l’inconscience quand elle s’évanouit. Les dernières paroles qui parvinrent à ses oreilles avant qu’elle ne sombre furent prononcées par Nathaël.

- Par le Puits de Soleil ! Regardez ses bras.

Mais la jeune femme ne sentait plus ses bras, ni même le reste de son corps.