CHAPITRE 1 : LE RECRUTEMENT

Enfin c’était le grand jour. Le jour où la vie d’une jeune personne peut basculer et changer le destin d’un monde. Être découvert lors du Recrutement était un rêve pour certain, un honneur pour d’autres, mais bien peu étaient les élus. Sur l’île de Niméo, située bien au sud de l’Océan, si loin de l’Empire, la cérémonie n’était plus qu’une vieille tradition, un rite de passage, car depuis plus de cent ans, personne n’avait eu l’honneur de partir servir la Déesse. Les vieilles du port racontaient, le soir au coin du feu, que l'île était tombée en disgrâce un siècle auparavant et que pour cela la Déesse avait retiré à ses habitants les dons qui faisaient de leurs possesseurs des Enartiens.

Altéria nourrissait bien plus d’espoir que les autres jeunes gens de son âge, car elle n’était pas originaire de l’île. En réalité, elle ne savait pas d’où elle venait. On l’avait trouvée sur la grande plage sud de Niméo, un soir de violente tempête. Sans doute venait-elle d’un navire ayant fait naufrage cette nuit-là, nul ne le saurait jamais, la mer avait englouti dans ses profondeurs les secrets de la naissance de la jeune femme. Toute sa vie, elle l’avait depuis vécue avec le vieux couple qui l’avait recueillie dix-sept ans auparavant.

Altéria avait toujours pensé que son avenir était ailleurs, loin de l’île, dans ces terres lointaines qu’elle imaginait dans ses rêveries. Depuis plusieurs semaines, tout Niméo parlait de l’arrivée du jour fatidique et depuis plusieurs semaines, les jeunes gens en âge de se présenter ne dormaient presque plus, trop occupés à imaginer le tournant que pourrait prendre leur vie. Malgré son impatience, la jeune femme s’était obligée à rester à la maison pour aider ses grands-parents adoptifs avant de partir à son tour pour Saisio où avait lieu le Recrutement.

Il n’y avait pas de routes sur Niméo, seuls les îliens s’enfonçaient plus loin que le port. Les étrangers, bien rares, restaient toujours dans la grande ville, le plus souvent dans le quartier des auberges situé non loin des quais. Pour rejoindre Saisio depuis chez elle, Altéria pouvait choisir de passer par la forêt où le sol était plus dur et l’ombre bienvenue mais le trajet plus long, ou alors de longer la côte jusqu’à la ville, ce qu’elle fit ce jour-là.

La mer s’étendait sur sa droite dans toute son infinie beauté. Les eaux turquoise reflétaient paresseusement le soleil proche de son zénith. Au loin, il était difficile de distinguer la fin de l’océan du début du ciel tant les couleurs de ceux-ci étaient identiques. Mais ce spectacle, aussi enchanteur qu’il fût, était bien trop familier à Altéria pour que celle-ci s’en émerveille encore. L’île était belle certes, mais elle ne changeait pas au gré des saisons. Seule la mer, dans son courroux ou son calme, parvenait à modifier ce paysage uniforme. Jamais de neige, jamais de brouillard, et bien peu de jeux de lumières entre nuages et rayons solaires qui parvenant à leur résister. Niméo était aux dires de beaucoup une perle de beauté, mais pour la jeune femme, elle était trop monotone, comme figée.

Altéria cheminait depuis une heure, pieds nus dans le sable chaud, quand elle arriva sur la colline pelée qui surplombait la cité. Saisio, la plus grande ville de Niméo et qui abritait le palais du gouverneur, était un port situé dans la baie de la pointe Est, la plus proche du continent.

Autrefois, la petite île était une colonie très importante de l'Empire car elle lui permettait d'importer des marchandises qu'il aurait autrement été obligé d'acheter à ses voisins. Saisio était à cette époque une ville florissante, sa structure en demi-cercles concentriques qui prenaient le port pour centre était unique dans tout l’Empire, tout comme les maisons dont les murs étaient faits de coraux, spécifiques de Niméo.

Souvent les voyageurs qui faisaient escale par Saisio s’étonnaient du fait qu’il n'y ait aucune structure aménagée pour protéger la ville. Nul rempart n’encerclait la cité et aucune tourelle ne se dressait sur la plage afin de guetter d’éventuels assaillants. Ce qu’ils prenaient alors pour une preuve de l’insouciance des îliens relevait en réalité d’une propriété particulière de Niméo. Une imposante barrière corallienne l’encerclait, ne ménageant qu’un petit chenal pour arriver au port. Cette particularité naturelle avait toujours su protéger Saisio des attaques, aucun navire de combat n’ayant une ligne de flottaison suffisamment basse pour passer le récif sans s’y échouer.

Mais désormais, le commerce avec le continent faiblissait entraînant Saisio dans son déclin. Les maisons ne suivaient plus le plan circulaire d'origine et l’exode vers le continent attirait de plus en plus les nouvelles générations. De la grandeur passée de l’île ne subsistait plus que le palais du gouverneur, niché à l’orée de la forêt tropicale, légèrement excentré, pareil à une perle de marbre auprès de la ville agonisante.

Altéria avait eu beaucoup de chance d’être élevée loin de Saisio et de sa misère. La vie n’était pas facile tous les jours dans la petite maison près de l’océan, mais au moins la jeune femme était-elle préservée des périls de la ville. Tous savaient que Saisio était pour les jeunes îliens une véritable jungle où seuls survivaient les enfants des riches artisans, qui vivaient protégés, ainsi que ceux qui étaient les plus forts et les plus impitoyables. Les jeunes hommes qui ne parvenaient pas à survivre dans ce monde hostile choisissaient le plus souvent de devenir matelots sur les navires qui faisaient escale au port, fuyant la ville et ses dangers.

La jeune femme se hâta vers la Grand-Place de Saisio où tous les habitants étaient rassemblés. La place était une esplanade circulaire autour de laquelle s’amassaient les boutiques des commerçants en tous genres. Les odeurs du port tout proche étaient masquées tant bien que mal par celle de la nourriture des échoppes et au dessus des toits des bâtiments on pouvait voir se dresser les quelques mats des rares navires à quai ce jour-ci. Altéria nota rapidement que l’un d’entre eux appartenait à un navire de guerre, ce qui était étrange puisque les routes maritimes pour Niméo n’intéressaient même plus les pirates.

Au centre de la place se dressait fièrement une tente grise devant laquelle de nombreux jeunes gens faisaient la queue. Dans la cohue, Altéria remarqua une petite tête aux cheveux courts qu’elle connaissait bien. La jeune fille à qui elle appartenait se retourna vers elle et lui fit de grands signes pour qu’elle la rejoigne. Altéria s’avança en s’excusant auprès de ceux qu’elle bousculait et parvint à atteindre son amie.

- Et bien tu en as mis du temps, s’exclama la fille en la serrant dans ses bras, j’ai cru que le soleil se coucherait avant que tu n’arrives.

- N’exagère pas Lumia, répondit Altéria en se dégageant de l’étreinte de son amie, pendant que j’y pense, ma grand-mère veut savoir comment se porte Vanyera ?

- Beaucoup mieux ! Tu remercieras d’ailleurs Skeïr de sa part pour ce qu’elle a fait. J’espère que tout ira bien maintenant.

Vanyera était la mère de Lumia. La jeune fille avait hérité d’elle ses traits îliens, sa peau cuivrée et ses yeux noirs. Elle avait par contre reçu ses cheveux raides et bruns de son père. Ce dernier était mort en mer alors que la petite n’avait que trois ans. Depuis, Vanyera avait rencontré un autre homme, qui avait aimé Lumia comme sa propre fille, avec qui elle s’était mariée et dont elle attendait un enfant. La grossesse était difficile et une semaine auparavant Lumia était venue chez Altéria, affolée, pour venir chercher Skeïr, la grand-mère de son amie, qui était la sage-femme de l’île. La vieille femme s’était rendue au chevet de la future maman et s’était afférée à la soigner. Comme souvent, les remèdes de Skeïr avaient été efficaces.

Lumia était l’amie d’enfance d’Altéria, même si deux ans les séparaient. Toutes deux orphelines très jeunes, elles avaient grandi ensemble et c’était Altéria qui, bien qu’âgée de seulement cinq ans alors, avait été la seule à pouvoir consoler la petite après la disparition de son père chéri.

- Qui est dans la tente ? demanda la jeune femme en se retournant vers le bâtiment provisoire.

- Notre chère et grande amie… Minéa, maugréa Lumia en se renfrognant, j’espère vraiment qu’elle ne sera pas choisie ?

- Pourquoi donc ? Ne serait-ce pas le meilleur moyen pour l’envoyer très loin d’ici ?

Minéa était la fille unique du gouverneur de Niméo. Les sentiments d’Altéria vis-à-vis de la jeune femme étaient mitigés. D’une certaine façon, elle admirait Minéa pour sa grande intelligence et sa capacité à se sortir de chaque mauvaise passe. Cependant la fille du gouverneur haïssait Altéria, pour une raison à la fois simple et complexe.

Minéa aimait qu’on la regarde, que l’on s’intéresse à elle, qu’on l’écoute lorsqu’elle parlait. Elle avait pour cela beaucoup d’atouts de son côté, sans même tenir compte du statut de son père. Tout d’abord elle était différente physiquement des îliens. Sa famille était originaire du continent et la jeune femme avait donc hérité d’un teint laiteux qu’elle prenait soin d’entretenir en se protégeant du soleil. Ses cheveux bruns aux reflets acajou descendaient jusqu’en bas de son dos et ses grands yeux noisette faisaient fondre bien des garçons de Niméo. Minéa avait la beauté de ces plantes carnivores qui attirent par leurs couleurs chatoyantes les insectes qu’elles se plaisent à dévorer. Son influence sur une partie de la jeunesse de Saisio était connue et crainte de tous.

Face à elle, une autre personne attirait le regard par son physique, c’était Altéria. Elle aussi possédait une peau plus claire que celle des habitants de Saisio, bien qu’elle n’ait rien fait pour la soustraire aux rayons du soleil. Plus grande et élancée que Minéa, la jeune femme avait les cheveux châtains clair et des yeux verts émeraude qui plaisaient beaucoup à Lumia. Douce et patiente, elle privilégiait la parole aux actes et ne laissait que très rarement ses sentiments apparaître. Cependant, si Minéa était considérée par tous comme l’une des plus grandes beautés de Niméo, Altéria n’avait jamais été vue que comme une étrangère. Ce pour quoi elle ne comprenait pas l’attitude de rivalité que Minéa entretenait avec elle.

Le petit rire cristallin de Lumia ramena la jeune femme à la réalité. Son amie tourna alors un regard beaucoup plus triste vers elle.

- Altéria, est-ce que tu penses que tu vas partir ?

- Je ne sais pas Lumia, répondit sincèrement celle-ci, pourquoi me poses-tu la question ?

La jeune fille leva les yeux vers la tente qui trônait sur la place.

- Parce que je ne sais pas ce que je ferai si tu pars. Je serais toute seule.

En voyant les larmes monter aux yeux de son amie, Altéria prit son visage entre ses mains et essuya ses yeux.

- Hé, dit-elle doucement, tu vas bientôt être grande sœur. Tu vas devoir porter de lourdes responsabilités pour montrer l’exemple au bébé. Je pense que tu sauras te débrouiller sans moi. Les gens d’ici sont bien plus résistants qu’ailleurs.

- Comment peux-tu le savoir, demanda Lumia en grimaçant, tu n’es jamais partie.

- Regarde comment Minéa va réagir en apprenant qu’elle n’a pas plus de don qu’une étoile de mer.

- N’insulte pas les étoiles de mer !

C’est à cet instant que la fille du gouverneur sortit de la tente. Altéria remarqua tout de suite que sa peau avait prit une teinte grisée et qu’elle avait son port de tête des mauvais jours. Vue ainsi, Minéa était glaciale et même les jeunes du port qui habituellement venaient la dévorer des yeux ne s’approchèrent pas d’elle. Minéa alla rejoindre son père qui se tenait sous un dais de tissu pourpre qu’il avait fait dresser non loin de la tente, comme chaque année, afin de voir se dérouler le Recrutement. La jeune femme se plaça dans l’ombre derrière le gouverneur, personne n’avait parlé sur la place.

Un homme sortit alors de la tente et fit signe au candidat suivant de l’accompagner. Avant qu’il ne rentre, Altéria eut le temps de l’examiner. Il était jeune, elle lui donnait à peine plus de vingt ans, grand et mince. Il avait des cheveux bruns assez longs et ses habits avaient la couleur caractéristique des Enartiens, les guerriers de la Déesse.

Il n’y avait pas réellement d’uniforme pour les Enartiens, contrairement aux soldats de l’armée impériale par exemple, cependant ils devaient s’habiller en bleu. Toutes les variantes étaient alors permises du moment que la couleur permettait de reconnaître le porteur des habits. Le jeune homme en l’occurrence portait un pantalon et une simple tunique, la température printanière de Niméo permettant une tenue aussi légère. De loin, Altéria pu apercevoir qu’il portait comme six petits points sur son avant-bras gauche, juste au dessus du poignet. Le jeune homme pénétra ensuite dans la tente, précédant le candidat qui prenait la suite de Minéa.

Plus de deux heures passèrent avant que ne vienne le tour d’Altéria. Lumia l’avait laissée depuis un petit moment pour retourner voir sa mère pendant que se poursuivait le Recrutement. Le jeune homme lui fit signe de rentrer et elle le suivit dans la tente.

Contrairement à ce qu’elle pensait du fait de l’épaisseur du tissu de la toile, il ne faisait pas une chaleur étouffante dans la pièce. La jeune femme fut un peu déçue par la banalité de l’intérieur de la tente. Elle avait imaginé des tentures et des objets sacrés enchâssés dans de l’or, au lieu de cela il n’y avait que quelques coussins posés ça et là. C’est alors qu’elle remarqua les dix bougies posées sur des trépieds agencés en demi-cercle.

Le jeune homme s’assit sur un coussin et, voyant qu’elle était restée à l’entrée de la tente, lui fit signe d’avancer. Il leva ses yeux dont la couleur oscillait entre le marron et l’or vers Altéria et la jaugea du regard. Celle-ci se força à plonger ses yeux émeraude dans ceux plus sombres qui l’examinaient.

- Dois-je t’expliquer ce que tu dois faire ou as-tu déjà discuté avec tes amis ? demanda-t-il soudainement.

- Mes amis n’ont pas l’âge de se présenter, Monsieur.

- Soit, soupira-t-il en se frottant les tempes, tu as déjà du remarquer les bougies. Ce que je te demande n’est pas compliqué, il te suffit de poser tes mains dessus.

- Et ensuite ?

- Surprise… répondit son interlocuteur en claquant des doigts.

Les dix mèches s’enflammèrent en même temps. Déstabilisée par les paroles du jeune homme, Altéria s’approcha avec prudence d’une première bougie. Il s’agissait d’un gros cylindre de cire d’aspect plutôt grossier mais sur lequel étaient finement ciselés des symboles recouverts à l’encre verte. Malgré le passage de nombreux jeunes gens depuis le début de la matinée, la cire était encore intacte, et bien que la jeune femme ait hésité pendant longtemps, la flamme semblait ne pas parvenir à l’entamer. Après cet examen préalable qui fit naître bien plus de questions qu’il n’apporta de réponse, Altéria posa ses mains sur la bougie, son cœur battant à tout rompre, et attendit.

Pendant plusieurs secondes rien ne se produisit. La jeune femme allait se résigner à lâcher l’objet aux gravures vertes quand la flamme changea brusquement de couleur, prenant la teinte exacte de l’encre qui ornait la cire. Captivée par cette étrange flamme aux reflets d’émeraudes, Altéria ne remarqua pas tout de suite que quelque chose n’allait pas. Ce fut l’Enartien, toujours assis sur son coussin, qui le lui fit remarquer.

- Tu vas calmement regarder tes mains, s’il te plaît et je t’en supplie ne crie pas, dit-il d’une voix calme comme s’il parlait à un animal farouche.

Altéria obéit et resta muette de stupeur. Quand bien même aurait-elle voulu crier, le son serait resté bloqué dans sa gorge, incapable de sortir. Là où quelques secondes auparavant ses mains agrippaient l’étrange bougie, il n’y avait plus rien, et bien que la jeune femme puisse encore sentir le contact de ses doigts sur la cire froide, elle ne parvenait pas à voir où ceux-ci se trouvaient.

Tétanisée par la disparition de ses mains, Altéria oublia de respirer. Ce n’est que lorsque sa vision commença à s’obscurcir qu’elle se força à inspirer profondément. Elle ferma alors les yeux pour ne se concentrer que sur ses sensations tactiles et entreprit de lâcher la bougie. Elle entendit rapidement la voix du jeune homme installé derrière elle.

- Tu peux ouvrir les yeux à présent, déclara-t-il sur un ton réconfortant, tes mains sont de nouveau visibles.

Altéria entrouvrit les paupières et vit qu’en effet ses mains se trouvaient de nouveau au bout de ses bras. Désormais rassurée, elle se tourna vers celui qui semblait être un examinateur. En réponse au regard interrogatif de la jeune femme, celui-ci haussa les épaules et s’installa plus confortablement dans son coussin, comme pour y rester plus longtemps.

- Cela promet d’être intéressant. Je t’en prie, continue. Seulement, ne fais pas trop attention à ce qui pourrait t’arriver. Tu pourrais avoir d’autres surprises de ce genre.

Altéria acquiesça et s'exécuta. Elle choisit cette fois-ci la bougie dorée. La surprise fut bien moins désagréable que l’expérience précédente. Quand ses mains entrèrent en contact avec la cire la flamme s'alluma et prit instantanément une couleur or surnaturelle. La jeune femme se sentit soudainement envahie par un étrange bien-être. La sensation était similaire à celle d’un feu clair et réconfortant qui la réchaufferait de l’intérieur, l’entraînant dans une douce somnolence.

Altéria remarqua alors la blessure qu’elle s’était faite en frôlant une feuille de palmier très effilée se mettre à briller. La plaie se referma d’elle-même sous les yeux effarés de la jeune femme, ne laissant pas même une cicatrice pour attester de son ancienne présence. Sa grande curiosité attisée par ce phénomène, elle n’hésita plus une seconde à s’emparer d’une autre bougie, oubliant rapidement le jeune Enartien qui l’observait.

Altéria enchaîna avec une bougie violette. A son contact il lui sembla entendre de nombreux murmures. Certains étaient étouffés, comme s’ils étaient éloignés tandis que d’autres étaient bien plus clairs, à tel point qu’elle pouvait en saisir le sens. La plupart de ces chuchotis s’interrogeaient sur ce qui se déroulait dans le mystère de la tente, les autres s’étonnaient de l’attitude de la fille du gouverneur à sa sortie.

Puis elle posa ses mains sur la cire gravée de lignes orange. A son grand regret celle-ci, bien que la flamme ait changé de couleur, ne sembla pas avoir de répercutions visibles. Vint ensuite le tour de la bougie grise dont la flamme vacilla dangereusement du fait d’un puissant courant d’air qui s’engouffra dans la tente.

Lorsqu’elle toucha la bougie marron, Altéria cru percevoir un tremblement de terre, fait étonnant puisque le volcan de Niméo n’avait pas donné de signe de réveil depuis des années. La très belle bougie bleue se révéla être humide, à tel point que la jeune femme fut obligée de se sécher les mains sur son vêtement tandis qu’elle percevait au loin le son d’une forte vague se brisant sur les quais.

Il ne restait désormais plus que trois bougies, la rouge, la noire et la blanche. Altéria se plaça devant celle décorée à l’encre cramoisie et posa ses mains dessus. Le résultat la prit de court. Les feux qui consumaient les dix mèches redoublèrent simultanément d’intensité, projetant des jets des flammes vers le toit de la tente qui s’embrasa en un instant.

L’Enartien bondit sur ses pieds et tendit la main devant lui en direction du début d’incendie. Les flammes se jetèrent aux creux de sa paume comme si elles y étaient aspirées. Quand le jeune homme referma sa main, le feu était éteint et il n’en subsistait aucune trace. Le tissu de la tente ne semblait avoir souffert d’aucun dommage et les mèches des dix bougies brûlaient comme si de rien n’était.

Altéria se tourna vers le jeune homme, trop troublée et confuse pour pouvoir parler. Avant même qu’elle ait esquissé un geste d’excuse, l’Enartien lui fit signe de se taire. La jeune femme n’avait plus fait attention à lui après la disparition de ses mains mais elle remarqua alors à quel point il semblait abasourdi, presque choqué.

- Attends ici, lui ordonna-t-il avant de soulever un autre pan de la tente qui menait sur une pièce annexe dont la jeune femme n’avait pas soupçonné l’existence.

Seule dans la pièce, Altéria s’approcha des deux dernières bougies pour les examiner. Celle qui attira son regard fut la blanche dont les gravures n’étaient pas encrées. Contrairement à toutes les autres bougies, les dessins tracés dans la cire semblaient former la châsse d’une pierre invisible. La jeune femme n’eut pas le temps de pousser son analyse plus loin car le pan de tissu se levait de nouveau et entrait un nouvel Enartien.

Le premier examinateur avait paru impressionnant aux yeux d’Altéria mais il n’était rien en comparaison de celui qui venait de pénétrer dans la salle aux bougies. Bien qu’à peine plus haut que la jeune femme, il dominait tant par sa prestance que celle-ci se sentit comme une souris devant un géant. Lui donner un âge n’était pas tâche aisée car malgré les rides qui creusaient son visage, ses yeux marron avaient la vivacité et la curiosité d’un enfant qui cherche à comprendre le monde autour de lui. Cette impression d’avoir affaire à un homme sans âge était renforcée par son crâne rasé et lisse qui contrastait avec la profondeur des rides qui entouraient ses yeux. Il portait une barbe blanche coupée très court qui formait une ligne couleur immaculée en ne recouvrant ses joues qu’au niveau des contours de son visage. Malgré la chaleur printanière, il portait une longue tunique de coton bleu dont les manches recouvraient entièrement ses mains.

Sans jeter un regard à Altéria, le nouveau-venu se dirigea vers les huit bougies déjà allumées et suivit du doigt les contours de certaines gravures. L’homme avait de longues mains d’une précision telle que chaque doigt semblait animé d’une vie propre. Une fois sa vérification terminée, l’Enartien se tourna vers la jeune femme restée debout et leurs regards se croisèrent, celle-ci ne parvint pas à supporter plus d’une seconde ce contact visuel. Elle avait l’impression en plongeant son regard dans les prunelles marron que quelque chose la forçait à se détourner. Il y avait tellement de force qui se dégageait des yeux de l’Enartien qu’Altéria se sentit obligée de baisser les siens.

L’homme sans âge se rapprocha ensuite du jeune Enartien qui l’avait suivit et lui murmura quelque chose à l’oreille. Enfin, il adressa la parole à la jeune femme.

- Commence par la bougie noire, dit-il d’une voix ferme et posée tandis que l’autre Enartien se rasseyait sur ses coussins.

Bien qu’elle ne fut pas habituée à côtoyer des guerriers tels que les Enartiens, Altéria remarqua immédiatement que le plus vieux s’était légèrement déplacé afin de se positionner entre son compagnon et elle, comme pour le protéger. Tentant d’ignorer les questions qui se bousculèrent dans sa tête à l’idée que les guerriers de la Déesse puissent se sentir menacés, la jeune femme retourna une fois de plus au centre du demi-cercle de trépieds. Tout en essayant de calmer les battements de son cœur, elle avança et posa ses mains sur la bougie encrée de noir. Une sensation d’engourdissement envahit son corps, ses perceptions s’atténuèrent sensiblement l’amenant presque à plonger dans la somnolence. Altéria commença à s’inquiéter quand ses autres sens commencèrent à disparaître peu à peu. Après le toucher, ce furent sa vue qui s’affaiblit rapidement, la laissant dans le noir le plus complet, suivie très vite par l’ouïe et l’odorat.

Embrouillée par cette absence de sensations, la jeune femme ne se rendit pas compte immédiatement du retour progressif de ses perceptions tactiles. En se concentrant sur ces informations, elle parvint à déduire qu’elle était toujours debout mais, étrangement, ses mains ne se trouvaient plus le long de la bougie mais croisées dans son dos. Lentement, Altéria fit bouger ses doigts les uns après les autres puis tenta de décroiser ses mains. Cependant, elle ne put pas faire bouger ses bras suffisamment pour les ramener devant elle, une force invisible lui interdisait l’accès à une mobilité plus grande. Soudain elle se retrouva de nouveau privée de ses sensations puis toutes revinrent en même temps.

C’est ainsi que la jeune femme remarqua que ses mains n’avaient pas lâché la bougie et, en se retournant, elle vit que la seule personne dans la tente à tenir ses bras croisés dans son dos était le plus vieux des deux Enartiens. Celui-ci lui adressa un regard où se mêlaient la stupéfaction et la curiosité.

- Je pense qu’il te reste encore une bougie, dit-il sans que son ton ne laisse transparaître la moindre émotion.

Altéria ne bougea pas d’un pouce, interloquée par le comportement de l’homme au crâne rasé. Ce dernier agissait comme si les conséquences du contact entre la jeune femme et la bougie n’avaient eu aucun impact sur lui. Lorsqu’il fronça ses fins sourcils blancs, celle qu’il jaugeait se sentit comme une petite fille prise en faute après avoir commis une bêtise. Nulle violence dans son regard, seulement une autorité qui poussait à obéir sans émettre d’objection.

Lorsque la mèche de la dernière des dix chandelles passa du jaune au blanc, Altéria entendit très distinctement le plus jeune des deux Enartiens retenir sa respiration. Elle ne parvenait pas à savoir ce qui l’inquiétait ou l’excitait autant mais préféra éviter de se poser trop de questions. Son regard fut attiré par un changement au niveau de la chasse vide formée par les arabesques gravées dans la cire. Il y avait là un vrai joyau qui commença à briller d’une lumière aussi immaculée que la dixième flamme.

Mais, alors que la jeune femme commençait à plisser les yeux afin de ne pas être éblouie, la lumière s’éteignit et fit brutalement place à une couleur noire d’encre. Bien que noire ne fut pas la couleur exacte de la pierre en cet instant. Cette dernière était encore plus sombre qu’une nuit sans lune, comme si elle aspirait la lumière. Cependant, le bijou invisible perdit sa couleur effrayante aussi soudainement qu’elle était apparue, laissant de nouveau place à la lumière aveuglante avant de s’éteindre définitivement.

Altéria n’osa pas se retourner pendant un long moment. Puis, quand enfin elle trouva le courage de le faire, les expressions qu’arboraient les visages des deux Enartiens la déconcertèrent. Le plus jeune était dans un état proche de celui de quelqu’un qui aurait vu un fantôme tandis que l’autre semblait avoir posé sur son visage un masque de neutralité parfaite. Même ses yeux ne parvenaient pas à trahir ce qu’il pensait. Ce fut cependant le premier à bouger.

- Je te laisse t’occuper du reste, dit-il à l’attention de son compagnon puis il sortit sans jeter un regard à la jeune femme.

Celle-ci l’observa s’en aller et crut apercevoir en lui un imperceptible changement d’humeur. Il paraissait, troublé et sortit d’un pas un peu moins assuré qu’il n’était venu.

Lorsque le pan de tissu se fut rabattu sur le passage de l’Enartien, Altéria se retrouva de nouveau en tête à tête avec le jeune homme aux cheveux châtains et aux yeux marron brillant.

        Après deux semaines de traversée sur une mer calme, aidé par les vents favorables entretenus par Ieza, le bateau jeta l'ancre dans le port de Jelur. Nanthamo avait proposé à Altéria de venir voir les marins manœuvrer pour amener le bateau à quai. C’est donc sur le pont de ce bateau que la jeune femme découvrit le port de Jelur. Avant même que le navire ne soit amarré, elle fut saisie par les différences entre ce port et celui de Saisio, le seul qu’elle ait connu jusque là.

La première chose qui l’impressionna fut le nombre de bateaux qui se trouvaient déjà à quai dans le port. Sur Niméo, il n’y avait jamais plus de cinq ou six navires qui venaient jeter l’ancre en même temps. A Jelur en revanche, Altéria ne parvint pas à compter tous les mâts qui s’élançaient dans le ciel tellement ils étaient nombreux et semblaient former une véritable forêt de tronc sans branches, partant à l’attaque du soleil. Ensuite lui parvinrent les odeurs caractéristiques du port, celles du sel et du poisson étaient prédominantes mais d’autres venaient s’y mêler comme le parfum piquant des épices ou celui, plus agressif du goudron que l’on utilisait pour réparer les navires endommagés.

La jeune femme, appuyée au bastingage, s'émerveillait du va-et-vient des marins déchargeant les cargaisons venant de tout l'Empire et même d'ailleurs quand Nanthamo et Ieza vinrent la trouver. Ils entamèrent à pied le chemin qui les menait jusqu’à l’auberge où, selon le jeune homme, ils passeraient la nuit avant de reprendre leur route vers Agathil. Suivant distraitement ses compagnons, Altéria observait avec curiosité tout ce qui l’entourait. A ses yeux, tout était bien plus coloré, bien plus vivant qu’à Saisio. Les pécheurs alpaguaient les passants sur les quais, les marins se hélaient d’un navire à l’autre, les femmes allaient et venaient, portant dans leur bras nourriture ou tissus. Les rues les plus étroites permettaient cependant de laisser passer trois personnes de front sans se gêner et il n’était nulle maison qui ne comporta une échoppe quelconque à son rez-de-chaussée.

Altéria se souvenait qu’à Niméo, certaines boutiques conservaient encore les enseignes rouillées qui permettaient de les distinguer, à l’époque où les gens venaient encore commercer avec les îliens. A Jelur, chaque échoppe portait la sienne, polie jusqu’à en refléter la lumière du soleil. Certaines étaient de bronze, d’autres de métaux plus précieux, en fonction de la richesse de son propriétaire. L’auberge qui devait les accueillir portait au dessus de sa porte une plaque d’argent et de cuivre qui représentait une pieuvre dont les tentacules s’enroulaient autour de plusieurs ustensiles de cuisine.

Ieza entra, suivit par ses deux jeunes compagnons, et se dirigea vers le tenancier, un homme chauve et enrobé qui devait avoir une quarantaine d’année. Celui-ci repéra immédiatement la couleur des habits des nouveaux arrivants et salua le vieil Enartien avec un peu plus de déférence qu’il ne l’avait fait avec ses autres clients. Nanthamo et Altéria restèrent à l’écart tandis qu’Ieza payait l’aubergiste et prenait trois clefs. Ils montèrent ensuite tout trois l’escalier qui menait aux petites chambres qu’ils occuperaient pour la nuit. Celles-ci n’étaient pas des plus confortables mais au moins étaient-elles propres. La jeune femme posa son petit sac de voyage sur son lit et descendit rejoindre les deux autres Enartiens qui l’attendaient pour dîner.

Il n’y avait plus beaucoup de clients dans la grande salle de l’auberge quand les trois compagnons prirent leur repas, aussi purent-ils s’assoir tranquillement dans un coin de la salle. Le menu proposait en majorité du poisson mais aussi quelques plats plus insolites préparés à partir de denrées importées d’autres pays. Nanthamo avait convaincu Altéria d’essayer une boisson à base de jus de fruit mélangé à du miel et un peu d’alcool, choix qui se révéla excellent.

Le jeune homme était en train de vanter à sa camarade les vertus des poissons péchés dans le nord de l’océan quand Ieza l’interrompit en adressant la parole à Altéria.

- Altéria, que sais-tu des Enartiens ?

- En réalité, peu de choses, avoua la jeune femme en faisant tourner la boisson dans son verre d’un air pensif, il y a tellement longtemps que plus personne n’a été choisi lors du Recrutement que les Enartiens sont devenus comme des légendes sur Niméo.

- Pourtant chaque année nous venons sur l’île, intervint Nanthamo, vous avez là la preuve de notre existence réelle.

- Oui mais jamais celle de l’existence de vos pouvoirs, expliqua Altéria, chaque année deux personnes viennent par la mer et font passer le Recrutement. Bien que nous sachions que vous êtes des guerriers de la Déesse, jamais vous n’utilisez vos pouvoirs face à la foule. Ainsi, comment croire à ceux-ci ?

- Il n’est guère dans nos habitudes de nous donner en spectacle pour le plaisir de la foule, répondit Ieza d’un air sévère, il y a peu d’importance à ce que les autres nous croient ou non capable de ce qu’ils nomment miracles. Ceux que nous combattons, eux, le savent et nous craignent en conséquence.

- Que racontaient donc vos légendes à notre propos ? demanda le jeune Enartien en s’attirant un regard aigu de la part de son compagnon.

- Beaucoup de choses. Entre autres que vous n’étiez pas tout à fait humains mais des être merveilleux, capables de réduire des montagnes à l’état de gravats ou de défaire la mort elle-même.

- Ce serait bien présomptueux de notre part de prétendre à de tels prouesses, répliqua Nanthamo en riant.

Altéria ne lui avoua pas qu’il n’y avait que deux semaines qu’elle ne croyait plus à ces légendes. Cependant il y avait de fortes chances pour que celles-ci s’amplifient sur Niméo. En effet, la seule Enartienne découverte parmi les habitants était une orpheline rejetée par l’océan. Elle soupira intérieurement en imaginant ce que les vieilles du port raconteraient à son sujet et à quel genre de créature mythique on l’associerait.

- T’a-t-on déjà raconté l'histoire des Enartiens ? demanda Ieza en brisant le silence qui s’était installé entretemps.

- Non, répondit la jeune femme, je pense qu’elle n’a jamais traversé l’Océan.

- En réalité elle l’a fait, mais les îliens se sont empressés de l’oublier lorsqu’ils ont inventé leur histoire de disgrâce. Tous les enfants du continent la connaissent et il est de nombreuses choses que tu dois savoir qui découlent de cette légende.

- Si personne n’y voit d'inconvénient je vais me coucher, déclara Nanthamo en s’étirant, j'ai entendu tellement souvent cette histoire qu’elle me donne mal à la tête. Bonne nuit.

Le jeune homme se dépêcha de quitter la table puis monta l'escalier qui menait à l'étage. Une fois seuls, Ieza se retourna vers Altéria.

- Installe-toi confortablement, ce récit est long. Ne m’interrompt pas s'il te plaît, je répondrai à toutes tes questions après.

- D'accord mais…, Altéria regarda la salle, n'est-ce pas un problème si des gens vous entendent ?

L’Enartien observa à son tour la salle, il n'y avait que des attardés qui finissaient leur repas avant de rentrer chez eux ou de monter dans leur chambre. Ses yeux marron revinrent sur la jeune fille. Celle-ci ne décela rien dans son regard toujours aussi sérieux mais il semblait serein.

- Cette histoire n’intéresse personne, ce qui n’est pas le cas de toutes nos légendes, ajouta-t-il plus pour lui-même que pour son interlocutrice, voilà es-tu prête ?

- Oui.

Le vieil homme resta bien droit sur son siège et noua ses longues mains osseuses tandis qu’Altéria s’installait le mieux qu’elle le put sur sa chaise de bois.

- Très bien dans ce cas allons-y, déclara Ieza, au commencement de notre temps, il n'y avait rien, ni la Terre, ni le ciel, ni les hommes et les animaux, rien. Nul ne sait combien de temps dura le Néant mais un jour en jaillirent deux déesses, opposées en tout. Ensemble elles créèrent tout ce qui existe, puis chacune y ajouta ses propres créations. Notre monde a été bâti sur leur dualité, Lumière et Ténèbres, Vie et Mort, Bonheur et Désolation, Amour et Haine. De toute leur création, la race qu’elles créèrent dans l’accord le plus parfait fut la race humaine. Une fois qu’elles furent satisfaites de ce monde qu’elles venaient de forger, les deux déesses disparurent. Certains pensent qu’elles sont retournées dans leur monde, d’autres disent qu’elles sont restées parmi nous, personne n’a jamais trouvé de réponse à cette question.

Les hommes, création des deux déesses, commencèrent ensuite à se partager leur territoire. Chacun voulait posséder plus que son voisin. Ainsi naquirent les différents royaumes. Un jour, dans l’un des royaumes, apparurent des jeunes gens qui possédaient d'étranges capacités. En tout, on dénombra dix pouvoirs différents que parvenaient à maîtriser ces adolescents. La rumeur commença à murmurer que ces dons étaient un cadeau d'une des deux déesses suprêmes. Les détenteurs de ces capacités formidables se réunirent alors pour former un ordre de guerriers, et choisirent d'utiliser leur pouvoir afin de servir le souverain de leur royaume et de repousser les ennemis du royaume.

Le chef des prodiges, ceux qui plus tard seraient appelés Enartiens, était un jeune homme du nom de Païsin Suntéléo. Fin stratège et habile diplomate, il mena ses hommes à de nombreuses victoires tout en parvenant à maintenir une paix durable pour le peuple. Afin de pouvoir retirer leur allégeance au roi si celui-ci venait à agir à l’encontre des souhaits de la déesse blanche Enartia, dont les prodiges tirèrent leur nom, Païsin décida de faire construire une cité pour lui et ses compagnons, à l’extérieur du royaume. Ainsi fut créée Agathil, une ville située dans les montagnes, dans une vallée que la confrérie avait jugée imprenable. Tout semblait aller pour le mieux mais...

L'Enartien fit une pause comme si la suite de ce récit allait lui demander beaucoup d'efforts. Il déplissa sa longue tunique d’un air distrait avant de reprendre.

- Mais les Silfuriens sont apparus. Leur chef était une femme, Lechtral Malesta, dont la conviction était que les pouvoirs qui nous ont été accordés n’étaient pas un cadeau d’Enartia, comme nous le pensons, mais un présent de la déesse Silfurie, la déesse des Ténèbres. Au début les Silfuriens n'étaient qu'une branche mineure des Enartiens, leurs méthodes étaient réputées pour être plus violente mais leur existence était tolérée puisqu’il n’y avait aucune preuve que leur pensée soit erronée. Puis ils devinrent plus nombreux et commencèrent à revendiquer leurs propres conceptions comme dominantes. Ils finirent par quitter Agathil et fonder une autre cité. Cette cité est demeurée introuvable pendant des centaines d’années, même son nom est inconnu de quiconque n’est pas Silfurien. Un seul homme l’a vue, Païsin Suntéléo, le chef des Enartiens.

Les Silfuriens le capturèrent lors d'une embuscade mais il paya cher l'honneur d'avoir vu leur repaire. Malesta ordonna son exécution pensant que, sans chef, les Enartiens tomberaient. Heureusement, Suntéléo avait prévu sa succession et l'ordre survécu. Depuis, nous nous livrons une guerre sans fin. Cependant nos ennemis deviennent chaque jour un peu plus nombreux et nous avons beaucoup de mal à les repousser. Pendant des siècles, les Silfuriens étaient considérés comme une secte mineure, une sorte de confrérie de traîtres à l’Ordre énartien. Mais depuis une centaine d’année, nous ne savons pas pourquoi, les activités silfuriennes ont repris de façon très inquiétante, surtout depuis que leur chef actuel est parvenu à la tête de leur ordre.

De plus, les Silfuriens ne sont pas la seule menace à laquelle nous devons faire face. L’Empire commence à s'effondrer de l'intérieur. L’Impératrice, toujours endeuillée par la perte de feu l’Empereur Dornar, n’a pas la capacité à faire respecter son autorité et les incursions des Groms se font toujours plus loin dans nos terres. Nous sommes maintenant obligés d'envoyer nos plus jeunes recrues pour des missions que nous aurions autrefois confiées aux plus expérimentés.

Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, Altéria crut desceller une trace d’émotion dans le regard du vieil Enartien. Quelque chose comme une lueur d’espoir menacée par une crainte plus profonde.

- Voilà où nous en sommes. C'est ici que tu entres dans la partie, avec tous les autres jeunes Enartiens qui arriveront même temps que nous Agathil. As-tu des questions ?

- Oui si vous me le permettez, répondit Altéria, en quoi Silfuriens et Enartiens sont-ils si différents ?

- Il faut que tu saches que si les déesses créatrices se complétaient et étaient en harmonie lors de la création de notre monde, elles n’en restent pas moins aussi opposées que le jour et la nuit. L’une puise son énergie dans le bonheur universel et la paix, l'autre le chaos et la guerre. Je t'ai dit que les pouvoirs que nous possédions sont un don d'une des deux déesses. Chacun des deux camps agit comme le souhaiterait la déesse qu’il tient pour responsable de nos pouvoirs. Tu comprends la différence ?

Altéria acquiesça, elle ne comprenait cependant pas qu’Ieza parle ainsi de la déesse Silfurie.

- Sur Niméo, déclara-t-elle avec hésitation, tous considèrent Silfurie non pas comme une déesse mais comme une divinité mineure qui œuvre pour détruire le travail d’Enartia. A l’époque des premiers Enartiens, ils ont laissé les Silfuriens se développer, cela veut-il dire que l’on vénérait tout autant Silfurie ?

- Très bonne question, bien peu se la posent en vérité et c’est lamentable, répondit Ieza d’une voix dure comme s’il accusait quelqu’un de ce manque de questionnement, le culte de Silfurie a été aboli il y a bien longtemps pour des raisons qu’il serait dangereux de t’expliquer, même à l’intérieur des murs d’Agathil.

Cette réponse évasive de la part de l’Enartien qui pourtant semblait d’une précision extrême étonna la jeune femme. Elle comprit que si même un Enartien trouvait dangereux de parlait de ce sujet, alors ferait-elle mieux de garder ses interrogations pour elle seule.

- Tu peux aller te coucher maintenant, je n’ai plus rien à te raconter ce soir, indiqua Ieza en voyant que sa auditrice restait ne lui posait plus de questions.

Altéria se leva puis se retourna vers le vieil Enartien, une dernière énigme nécessitait une réponse. Elle passa sa main derrière son cou, dégrafa l'attache du médaillon et tendit le bijou à Ieza.

- Je voudrais savoir si ce genre d’objet vous est familier, déclara-t-elle.

L'homme prit l'objet et l'observa, au bout de quelque temps il lui rendit.

- Je ne suis pas expert en joaillerie, répliqua-t-il d’un ton méfiant, qu’est-ce qui te fait croire que ce bijou est spécial ?

- Je préfère vous le montrer, répondit Altéria.

Joignant le geste à la parole, elle prit le médaillon, tendit la main vers le verre d’Ieza et se laissa envahir par ce sentiment qui maintenant lui était familier. La jeune femme s’était souvent demandé comment les Enartiens se sentaient en utilisant leurs dons. En vérité sa maîtrise de l’eau était devenue une évidence. Lorsqu’elle tendit la main vers son verre, elle ne lui fallut pas plus de concentration que pour lever un bras ou parler, c’était naturel.

L'eau que contenait le récipient s'éleva lentement dans les airs, le pendentif pris la couleur bleue à laquelle la jeune femme était à présent habituée. Une fois sa démonstration terminée, elle remit le liquide à sa place et reposa son collier sur la table. Le vieil homme enfila alors celui-ci à son poignet et utilisa quelques-uns de ses propres dons. La pierre se colora de violet, puis passa au gris et fini sur un magnifique doré. Lorsque la pierre eut retrouvé son aspect cristallin iridescent, Ieza réfléchit en examinant le pendentif sous toutes ses coutures. Après un long silence il rendit son bijou à Altéria.

- Je ne sais rien de cet objet, mis à part ce que je peux voir, déclara-t-il en s’appuyant sur le dossier de sa chaise, il semble que la pierre prenne la couleur symbolique du pouvoir que son porteur utilise. Mais il m'est impossible de te dire si ce médaillon a été créé pour un but décoratif ou pour servir un objectif précis. Je ferai des recherches à son sujet une fois arrivé à Agathil, bien que je ne me souvienne pas avoir entendu parler quelque part d’un tel bijou.

- Je vous remercie, répondit la jeune femme en inclinant la tête.

- Va te coucher maintenant, un long chemin nous attend jusqu’à Agathil et nous n'aurons pas souvent le loisir de dormir dans une auberge.

Altéria regagna alors sa chambre. Bien qu’épuisée, elle eut du mal à s'endormir. Encore habituée au roulis du bateau, elle trouvait son lit trop immobile et les bruits venant de la ville endormis bien différents du ressac des vagues sur la plage de Niméo.