Mon père l'a bâtie patiemment et au fur et à mesure des besoins. D'abord deux pièces simples mais confortables pour mes parents et moi même. Ensuite ajout de deux pièces supplémentaires à l'arrivée de ma sœur, puis deux autres encore quand la renommée de pécheur de mon père et l'expertise du travail du cuir de ma mère leur permirent de prendre des apprentis. Mais je pense que la réalisation dont il était le plus fier est le ponton qui s'avance sur le lac, là ou il aimait donner ses leçons et passer son temps à pécher. Soudain au milieu des frondaisons j’aperçois le toit de la maison. Je stoppe enfin ma monture, descend et décide de parcourir les derniers mètres à pied. Voyant la demeure dans son entier je réalise que je suis tout a fait déplacé avec mes vêtements richement ornés, ses arabesques d'or décorant mes espauliers, ma ceinture couverte de pierres précieuses. Mais impossible de me défaire de ces atours, en cas de combat soudain je serai voué à une mort quasi certaine, sans mes protections magiques, amplificateurs de sorts et consorts. Je réalise soudain que je me suis arrêté. Comme un signe de la vie, Éclair de givre me pousse du museau. Mes bottes sont en plomb mais je prends une grande inspiration et me remets en marche. Mes yeux ne quittent pas la construction, analysent la toiture faite de tuiles en bois, de cette essence si particulière à la teinte bleutée. L'habitation est bien entretenue, aussi bien la bâtisse que les alentours. Les occupants actuels prennent soin du patrimoine dont ils ont la charge. Quand je pense qu'ils ne sont même pas chez eux ! Je vais remédier à cela rapidement. Pourquoi les priverai-je d'un bien qu'ils ont mérité alors que je ne veux rien de matériel qui me rattache quelque part. Je suis un déraciné depuis trop longtemps et je ne suis jamais sûr de voir le soleil du lendemain se lever. Au bout du chemin j’aperçois la forge sur la droite et l'entrée de l'auberge sur la gauche. Rien n'a vraiment changé, tout est comme dans mes souvenirs.

En passant le coin droit de la maison, s'offre à moi une superbe vue sur le petit lac, situé face à la maison. Le ponton est toujours là ! Dessus se trouve un homme et un jeune garçon. Est-ce une illusion ? Une résurgence du passé ? C'est en tout cas la dernière image que j'ai d'un bonheur simple avec mon père. Lui m'expliquant les meilleurs techniques pour pécher et moi l'écoutant à peine en me faisant chauffer au soleil. Mais le jeune garçon, d'environ dix ans, a l'air bien plus attentif que moi. L'homme lui explique comment faire un nœud en girouette pour prendre du gros poisson. Tendant l'oreille pour écouter la conversation je reconnais la technique mise au point par mon paternel. Cet homme grand et bien bâti serait donc Nerfvant de Latrouée, l’apprenti de mon père ? Le gamin m'aperçoit soudain et s'exclame :

  • Grand-père ! Il y a du beau monde. Grand-père, il y a du beau monde !

L'homme se retourne calmement, me regarde et retire rapidement son chapeau. Ses vêtements sont simples, mais d'apparence solide, de bonne facture, renforcés aux coudes et aux genoux. Seul le mariage de couleur, une chemise jaune et un foulard rouge avec un pantalon marron et une veste grise, n'est pas du meilleur effet. Ses yeux clairs sont délavés et plein de tristesse. Rien dans cet homme ne reflète la gaité qui était de mise en ces lieux autrefois.

  • Monseigneur ! Que me vaut l'honneur de votre présence. Si je peux vous être utile, moi, Nerfvant de Latrouée, Maître pêcheur, suis à votre disposition.

  • Bonjour l'ami. Je ne veux rien de particulier mais j'ai vu la couleur du toit de votre demeure et je désire simplement savoir comment vous procédez pour obtenir un tel résultat.

  • Houla !! Ce n'est point ma demeure, noble mage. Je l'habite et l'entretiens en attendant le retour de son légitime propriétaire. Que la Lumière fasse qu'il soit encore vivant ! Par les temps qui courent il est difficile d'être optimiste. Mais nous n'avons plus de nouvelles depuis bien des années déjà. La famille qui habitait là, a été dispersée aux quat'vents !! Seul mon maître aurait pu vous expliquer l'origine de sa toiture. Il a construit la maison de ses propres mains.

  • Lors de son retour, le propriétaire sera comblé !! Vous avez pris grand soin de son bien.

  • Merci beaucoup Mon seigneur ! Mais entrez donc boire quelque chose ! Une infusion ou du cidre ? Je le fais moi-même, vous m'en direz des nouvelles ! Venez ma femme est à l'intérieur.

Joignant le geste à la parole, il me désigne la porte de son chapeau et passe devant. Sur le pas de la porte une très forte émotion m’envahiT. La dernière fois que je suis passé au dessus de la pierre qui sert de pas de porte, j'avais sept ans et je partais accompagné d'un mage et d'une amie. Un départ pour la capitale Stormwind, un départ sans retour.

A l'intérieur, le couple me regarde hésiter à franchir le seuil. Un coup d’œil circulaire me révèle que rien n'as changé dans cette pièce !! C'est exactement comme dans mes souvenirs. Si je ne me faisais pas violence et n'avais pas autant d’appréhension, je me précipiterais à l'étage voir ce qu'est devenue ma chambre.

  • Monseigneur, je vous présente Arianna, ma femme et Maître en travail du cuir.

Une femme brune et élancée, élégante dans ses vêtements de peau, me regarde de ses yeux verts. Elle ne quitte pas mon visage du regard. Soudain une immense surprise mêlée de stupeur, de joie, de tristesse s'affiche sur son visage. Elle porte ses mains jointes à sa bouche et s'écrie :

  • Par la Lumière !! Est-ce possible ? Vous lui ressemblez tellement ! Et vous étiez si petit la dernière fois que je vous ai vu ! Et toi nigaud à part tes cannes à pêche, tu n'as rien vu ?

Le pauvre homme ne sait plus que regarder. Ses yeux vont de sa femme à moi et inversement, mais impossible pour lui de comprendre l'émoi de sa compagne. Rien ne s'impose à son esprit.

  • Maître Burick !! J'ai tellement prié pour votre retour. Par la Lumière vous êtes vivant et de retour chez vous. Je suis désolée qu'il n'y ait que nous pour vous accueillir, mais vos parents.......

  • Je sais Arianna, ainsi va la vie en ces temps troublés.

  • Bu...Bu..Bu Burick ? Le fils de nos Maîtres ?

  • Bien sûr nigaud !! Qui veux-tu que ce soit ! Asseyez-vous Maît..

  • Stop !! Oui je vais m'assoir un peu mais par pitié appelez-moi simplement Burick.

  • Bien Maître comme il vous plait ! Nerfvan, sers à boire à Ma..Burick. Je monte préparer votre chambre de suite. Il n'y a que les draps à mettre.

  • Je vous remercie mais ce n'est pas la peine. Je vais déguster de ce cidre artisanal et reprendre la route.

  • Vous ne restez pas ? Mais vous êtes ici chez vous ! Vous êtes enfin de retour après toutes ces années...

  • Je ne suis chez moi nul part. Je vais là où il faut se battre contre le Fléau, regagner les contrées envahies par cette engeance de malheur. Je risque de partir à tout moment. Non, plus rien ne me retient et je suis ici chez vous. Vous avez persévéré dans les voies que vous ont inculquées mes parents et j'en suis heureux car à travers vous c'est eux qui m’accueillent aujourd'hui.

Je tire une chaise et m'attable. Alors que je sors mes outils de calligraphe, Nerfvant se rend à la cave pour aller chercher une cruche de cidre et Arianna sort des bolées en terre cuite. Le gamin s'assoit à ma droite et ne perd pas une miette de mes gestes. Je choisis l'un de mes meilleurs parchemins, une plume neuve et un flacon d'encre tombeneige. De ma plus belle écriture je rédige un acte de propriété concernant la maison, faisant clairement apparaître que je leur en fais don ainsi qu'à leur descendance.

  • Grand-père m'a appris à lire !

  • C'est une très bonne chose, cela t'aidera surement plus d'une fois dans la vie.

  • Je m'appelle Ethan et je sais l'écrire. J'ai une ardoise et de la craie.

  • Voilà quelques galettes de blé noir Burick, vous devriez reconnaître la recette, me dit Arianna, en me tendant une assiette.

  • Quand je dis que rien n'a changé ici !!! C'est la recette de ma mère n'est-ce pas ?

Pas besoin de réponse, son regard suffit.

  • Mes amis, je porte une bénédiction, dis-je, levant ma coupe. A votre demeure, à la paix et à la joie de vivre ici.

  • Notre demeure ?

Posant mon godet, je tends à Nerfvant l'acte de propriété. Le lisant ce dernier reste bouche bée et se trouve dans l'incapacité d'articuler un mot. De ma manche gauche, je sors une petite bourse d'or que je remets à Arianna. La pauvre femme ne fait que balbutier des « non...non, merci... c'est trop ».

  • Dis-moi Ethan, que veux-tu faire plus tard ?

  • Je veux être le plus grand pêcheur d'Azeroth et partager mon savoir avec le plus grand nombre !

  • Alors j'ai ce qu'il te faut !

Je me penche sur mon sac et en ressors un gros bouquin à la reliure en cuir usagée , puis prends un paquet de parchemins moyens, trois plumes et deux flacons d'encre noire.

  • Voilà pour toi mon gars ! Tu vas pouvoir t'exercer à écrire. Et tu as de la lecture !

Ouvrant le livre, il annonce fièrement :

  • Comment pêcher les plus gros par Nat Pagle!!!!!!!!!!!!!!!!!!!. Grand-père !! C'est le traité de pêche de Nat Pagle, un ouvrage introuvable !!

  • Burick, c'est trop, nous ne pourrons jamais vous rembourser et nous ne méritons pas tant !

  • Oh que si Arianna !! Déjà qui a parlé de remboursement ? Tu préfererais que ce soit un mort-vivant qui récupère ça sur mon cadavre ? Ces idiots ne savent même pas lire.

  • Par la Lumière ne parle pas comme ça !!

  • Il faut être lucide c'est tout. J'aurais une question néanmoins. J'aimerai aussi savoir si vous avez des nouvelles de ma soeur ?

  • Pas depuis un an à peu près. La dernière fois, je l'ai croisée devant l'auberge. Elle se rendait aux Marches de l'Ouest pour une livraison. Elle travaille pour les bûcherons, qui ont un camp près des Carmines.

  • Je sais donc où me rendre. Je vais passer un ou deux jours à l'auberge de Farley, peut-être parler un peu du bon temps. Si vous avez besoin, n'hésitez pas à venir me voir. Prenez soin de vous mes amis.

  • Faites attention à vous Burick, et sachez qu'il y aura toujours de la place pour vous ici.

  • Bonne route Maître Burick et bottez les fesses au Fléau de la part d'un vieux bonhomme.

Cachant mon sourire, je sors de la maison. Le soleil est chaud et me fait du bien. Cette fois-ci c'est sûr, je n'ai plus ma place ici. Comment pourrais-je reprendre une vie aussi calme? Je me mets en marche en direction du centre du bourg . Bizarre comme la mémoire des gens est sélective. On peut se rappeler un visage perdu de vue depuis plus de trente ans et ne pas se souvenir de ce que l'on a mangé la veille. Quel accueil vais-je avoir à l'auberge ? Farley et Argus, les compagnons de bêtises, d'enfance, les deux autres pièces d'un quatuor inséparable. Seul manque à l'appel la pièce la plus importante à mes yeux, auront-ils des nouvelles ?

Tenant mon tigre par la bride j'arrive au centre du bourg. Mon arrivée ne passe pas inaperçue. A croire que personne n'a vu de mage de combat ici. Seuls les coups résonnants sur l'enclume de la forge me permettent d'être sûr que le temps n'a pas suspendu sa course. J'attache la longe d'Éclair de Givre à un anneau fixé dans au mur et pénètre d'un pas décidé dans l'auberge.