Du haut de leurs montures, tous les cinq regardaient le spectacle qui se trouvait sous leurs yeux. Pestebois, tel était le nom qui avait été donné à la région environnant Stratholme, les restes corrompus d’une forêt qui autrefois s’étendait près de la ville. Les arbres verdoyants s’étaient transformés en gigantesques champignons répugnants et nauséabonds et plus rien ne poussait au sol. La terre elle-même semblait couverte de croûtes purulentes, comme si elle avait été malade. Asnath remarqua même des os qui jonchaient le sol un peu partout, à tel point qu’elle n’osa se demander combien d’innocents avaient ici perdu la vie.

- Par où allons-nous passer ? demanda Noem’Aeda en regardant le bois avec appréhension.

Zoorz désigna le nord et les montagnes qui servaient d’enceinte naturelle à la ville,

- On va coller la montagne pour contourner l’bois. Va falloir faire gaffe à c’que les montures s’cassent pas la figure mais c’est ça ou les trucs qu’y a là-dedans.

Comme pour venir étayer les allégations du nain, une créature fit son apparition à l’orée de la forêt damnée. Asnath pensait s’être habituée aux horreurs dont était composé le Fléau cependant elle fut de nouveau abasourdie par la monstruosité de ce qu’ils apercevaient au loin.

Un monstre de près de quatre mètres ayant vaguement une forme humaine et qui possédait un troisième bras greffé au niveau de son épaule. Sa tête était minuscule en comparaison de la masse hideuse que représentait le reste de son corps. Au milieu de son abdomen s’ouvrait une plaie béante difficilement fermée par des lanières de cuir qui permettaient de maintenir à grand peine les viscères de la créature à l’intérieur de son corps.

- Cette… chose, parvint à articuler l’humaine, est abominable.

- C’est pourquoi celles de son genre ont été baptisées Abominations, répondit Ellécnite en jetant un regard noir au monstre.

- Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Noem’Aeda, tout aussi dégoûtée que l’humaine.

- Des elfes, des humains… expliqua Nathaël qui parlait pour la première fois de la journée, ces créatures sont fabriquées à partir d’un peu de tout. Des morceaux de corps assemblés pour former des monstres plus puissants. Les Réprouvés les utilisent comme gardiens, ils ne sont pas particulièrement connus pour leur intelligence. Mais si vous avez peur de celle-ci, mage, vous feriez mieux de rester ici. A l’intérieur de la ville, il y a beaucoup de ses amies qui nous attendent.

La draeneï se redressa fièrement sur sa selle en réponse à la provocation de l’elfe.

- Je pense qu’il est temps d’y aller, déclara Asnath pour couper court à la joute orale qui ne tarderait pas à éclater.

- T’as raison, gamine. Plus vite on s’ra rentrés, plus vite on r’trouvera vos amis. J’espère juste qu’ils ont pas encore rameuté tous les trucs qui s’trouvent là-d’dans. Sinon on va d’voir s’frayer un ch’min à coup de hache.

- Ne leur laissons pas le temps de se mettre plus dans les ennuis qu’ils ne le sont déjà, décréta Ellécnite en faisant pivoter son cheval démoniaque.

Tous suivirent la gnome qui ouvrait le chemin vers les collines. Il leur fallut près d’une heure pour contourner Pestebois par le nord en passant dans ces reliefs escarpés où les montures ne pouvaient avancer sans prendre d’infinies précautions. En s’approchant de la ville, une odeur âcre de fumée vint couvrir les relents de pourriture, faisant tousser les cinq compagnons.

- Il y a un incendie dans les environs ? demanda Noem’Aeda en se protégeant le visage.

- Oui, répondit Nathaël qui se trouvait derrière Asnath, depuis que le Fléau s’est emparé de la ville, les flammes ne se sont jamais éteintes. Impossible de dire ce qui les alimente.

L’elfe avait parlé sans provoquer la mage, contrairement à son habitude. Tous se demandaient pourquoi le soldat rescapé avait décidé de les suivre. Noem’Aeda pensait qu’il souhaitait s’emparer de la Larme une fois ses gardiens sauvés, afin de pallier la perte de la Rune Solaire. Ellécnite soutenait l’hypothèse de la vengeance de ses compagnons d’armes. Zoorz n’avait pas d’idée sur la question mais gardait le paladin à l’œil, il ne faisait pas confiance aux elfes de sang en général.

La prêtresse voulut en avoir le cœur net avant qu’ils n’atteignent la ville. Elle fit ralentir sa monture afin de laisser les autres les distancer. Le soldat ralentit lui aussi son allure puisqu’il lui était impossible de dépasser l’humaine.

- Nathaël, commença celle-ci, je voudrais savoir pourquoi vous continuez votre chemin avec nous.

L’elfe ne répondit rien. Asnath stoppa son cheval en travers de sa route et le regarda droit dans les yeux.

- Pourquoi vouloir rester ? demanda-t-elle fermement.

- Pour pouvoir payer ma dette.

- Envers qui ?

- Envers vous.

L’humaine fut surprise par cette réponse, elle avait pourtant spécifié au paladin qu’il ne lui devait rien. Elle s’apprêtait à l’interroger plus amplement mais il la devança, non sans avoir vérifié que le reste du groupe s’était éloigné.

- Vous m’avez sauvé la vie. Ce serait pour moi une faute d’honneur que de ne pas vous rendre la pareille. Et pour que nous soyons quittes, je me dois de vous sauver deux fois. C’est en suivant vos pas qu’il sera pour moi possible de le faire.

- C’est donc afin de payer votre dette que vous allez risquer votre vie ici ? demanda Asnath avec une pointe de méfiance, étant en présence d’un paladin je me serai attendue à une réponse plus désintéressée. Vous êtes un serviteur de la Lumière, ne voyez-vous en ce lieu qu’une possibilité de remboursement ?

- Je ne sers pas la Lumière. La Lumière n’est pas mon maître, c’est pour moi un outil. La Lumière ne nous a pas sauvés du massacre quand le Fléau a pénétré en Quel’Thalas. Les Sin’Dorei ne lui sont pas soumis. Nous ne sommes pas des faibles qui cherchent leur salut autrement que par leurs actes.

Asnath fut désarçonnée par ce que venait de lui dire Nathaël. Ainsi les paladins elfes de sang ne croyaient pas en la Lumière comme puissance divine, mais comme une source de pouvoir à leur service. La prêtresse regarda l’elfe dans les yeux pour y desceller une quelconque trace de doute mais il n’y avait aucune hésitation dans ce qu’il venait de dire.

- C’est bien dommage pour vous, répondit-elle avec une froideur qui l’étonna, et je suis navrée que votre orgueil ait été souillé de vous voir tiré des griffes de la Mort par une créature aussi faible que moi.

La jeune humaine fit tourner sa monture puis enfonça ses talons dans les flancs de l’animal pour rejoindre ses camarades.

Ils parvinrent enfin à rejoindre l’entrée principale de Stratholme. Vue de l’extérieur, l’architecture de la ville ressemblait à celle de la plupart des grandes cités humaines. La grande porte rejoignait Pestebois par un pont qui enjambait le petit lac qui séparait la ville du reste de la région. De derrière les remparts, des colonnes d’épaisse fumée noire s’élevaient en panaches sombres, masquant en grande partie le ciel. Les quelques rayons de soleil qui parvenaient à percer la chape de nuages noires éclairaient les environs d’une lumière rougeâtre, colorant le monde dans des nuances sanguines.

Zoorz mit pied à terre, aussitôt imité par ses compagnons. Ils attachèrent leurs montures un peu à l’écart de l’entrée afin de ne pas attirer l’attention. Le nain se plaça ensuite face aux quatre autres, il avait repris ses vieilles habitudes de l’armée et s’était imposé naturellement comme chef du groupe.

- Bon, voilà on y est. Personne n’est jamais v’nu ici dans un lointain passé par hasard, ça pourrait faciliter les choses. Non ? Forcément ça aurait été trop simple. Alors le plan est pas compliqué. On rentre, on récupère les deux elfes, on r’ssort. Si possible on r’ssort par ici pour récupérer les montures et filer, sinon on passe par la porte de s’cours dont Ellécnite a la clef.

La démoniste sorti une vieille clef rouillée d’une de ses poches.

- Aut’chose, déclara le nain en retirant son gant gauche, pour rappel les bestioles qui sont là-d’dans sont jamais désarmées, tout peut leur servir du moment qu’c’est pour vous faire mal.

Le guerrier montra sa main mutilée en exemple puis remit son gant et récupéra son boulier.

- Enfin, on reste groupés. Pas question qu’on se perde tous au milieu des bouffeurs de chair. On s’avancera l’plus possible dans la ville mais si jamais on les trouve pas et qu’ça tourne mal, on sort. T’as compris gamine ?

Asnath hocha la tête à regret mais ils ne pouvaient risquer la vie de cinq personnes pour en sauver deux.

- Ellécnite, termina Zoorz en se tournant vers la gnome, pas la peine qu’on offre la dernière relique au Roi Liche. Dès que j’te dis de partir, tu dégages le plus vite possible et sans discuter comme t’en as souvent l’habitude. C’est pas ton marcheur qui t’protégeras cont’ tous les trucs qu’y a là.

- C’est bon Zoorz, je sais ce que je dois faire, répondit la démoniste, maintenant il faut y aller ou nous risquons d’avoir fait tout ce chemin pour rien.

Asnath jeta un regard inquiet à Ellécnite lorsqu’elle entendit ses paroles. Celle-ci capta son appel silencieux et lui sourit d’un air penaud. Ce demi-sourire voulait tout dire, il y avait de l’espoir, mais il s’amenuisait de minute en minute.

- C’est d’accord, reprit le nain en vérifiant une dernière fois son équipement, j’passe d’vant avec l’elfe pour ouvrir l’chemin. Les filles vous restez derrière nous et la p’tite furie tu t’occupes d’l’arrière avec ta bestiole.

Zoorz se tourna vers Asnath.

- Tu t’souviens d’ce qu’on a dit, gamine, t’utilises pas tes sorts tant qu’on est pas attaqués. Ce s’rait l’meilleur moyen d’sonner l’alerte là-d’dans. Si jamais on est r’péré, continua-t-il en s’adressant aux deux combattantes non-expérimentées, on s’pose pas d’question et on tape tout c’qui bouge. Compris ?

Tous acquiescèrent, Asnath déglutit avec peine et prit plusieurs longues inspirations, il serait malvenu que la peur la paralyse au milieu d’un combat. Elle se calma plus rapidement que d’habitude au souvenir du serment qu’elle avait fait la nuit précédente et bientôt à la peur succéda la détermination. Celle de faire tout son possible pour sauver son frère et sa compagne.

Noem’Aeda adoptait un air farouche et tout aussi déterminé. Les deux amies ne ressemblaient plus beaucoup aux jeunes femmes désemparées qui s’étaient battues pour sauver leurs vies lors de la destruction du laboratoire. Pourtant, seulement deux semaines s’étaient écoulées entre temps.

Zoorz donna le signal du départ et ils pénétrèrent dans Stratholme.

Dès qu’ils franchirent la porte de la ville, Asnath comprit d’où venait la fumée qu’ils avaient sentie en contournant Pestebois. Les maisons en ruines étaient rongées par les flammes d’un gigantesque incendie et pourtant aucun des bâtiments n’avait été réduit en cendre. La température s’était sensiblement élevée et l’air était chargé de poussières qui irritaient les yeux et la gorge. Pour venir empirer la situation, les maux de tête de la prêtresse reprirent de plus belle.

Zoorz et Nathaël commencèrent à avancer prudemment en suivant la rue principale. On n’entendait pas un son dans toute la cité corrompue, ce qui avait pour effet de mettre les nerfs de chacun à rude épreuve. De plus, la taille de Stratholme rendait difficile l’orientation et ils risquaient à chaque instant de se perdre dans le dédale de rues.

- Comment allons-nous faire pour les retrouver ici ? demanda Asnath dans un murmure.

- L’énergie dégagée par la Relique doit être suffisamment puissante pour que nous puissions la repérer, répondit Ellécnite sur le même ton.

Quelque chose tomba dans une rue croisant l’axe principal, faisant sursauter tout le groupe. En voyant que rien ne sortait de la sombre ruelle, Ellécnite envoya son démon inspecter l’endroit. A l’approche de celui-ci un énorme rat gris aux yeux rouges exorbités surgit d’une caisse éventrée et s’enfuit en sifflant de colère.

Une fois le danger potentiel écarté le groupe reprit son avancée. La jeune humaine remarqua rapidement que les quartiers étaient pouvaient être isolés les uns des autres par un système de herses. Heureusement pour eux, celles-ci étaient relevées et leur permettaient de circuler dans la ville sans avoir à faire de détour.

Au bout d’une dizaine de minutes à parcourir les rues au hasard, Noem’Aeda sorti de son sac un objet plat serti d’une pierre violette qui brillait faiblement par intermittence. La draeneï tendit le talisman devant elle et le pointa dans différentes directions. Au bout d’un moment, le scintillement s’intensifia et se fit plus rapide.

- Il y a une source d’énergie dans cette direction, déclara la mage à mi-voix en désignant une rue qui partait vers le nord.

- En êtes-vous sûre ? demanda l’elfe avant de bouger, je préfèrerai ne pas me retrouver nez-à-nez avec des nécromanciens en plein rituel.

- Chut ! intima Zoorz en faisant signe à ses compagnons de garder le silence, la mage tu donnes les directions et le paladin tu t’tais ! C’est pas l’heure des gentillesses !

Le groupe poursuivit donc son chemin, guidé par l’objet enchanté de Noem’Aeda. Au fur et à mesure de leur avancée dans ce silence éprouvant, la tension était de plus en plus palpable. Alors qu’ils franchissaient une nouvelle herse, un bruissement feutré se fit entendre et une silhouette d’ombre se matérialisa derrière le groupe.

- Les vivants sont ici… résonna la voix de la créature à la fois dans leurs esprits et dans le silence de la cité.

Ellécnite ne tarda pas à réagir. D’un mot elle ordonna à son démon de passer à l’attaque tandis qu’elle-même drainait l’énergie de l’ombre qui les fixait en répétant inlassablement son appel. Lorsque celle-ci disparut en volutes de fumée, la gnome se tourna vers Zoorz.

- On est repérés, dit-elle en regardant le nain.