En fin d’après-midi, ils coupèrent la route qui remontait vers le nord, rejoignant les Terres Fantômes et Pestebois. Aucun arrêt n’avait été accordé pour le déjeuner et personne n’en réclama, l’atmosphère était lourde de trop de menaces. Ils avaient ainsi mangé en selle, gagnant par là quelques précieuses heures.

Le soleil se coucha, mais Zoorz n’ordonna pas la halte comme à l’accoutumée. Ils continuèrent donc leur chemin dans le noir, attentifs au moindre bruit. Dans la pénombre, les silhouettes des arbres tordus et desséchés semblaient se transformer en monstres décharnés. Au bout d’une heure de voyage dans l’obscurité, leurs pas faiblement éclairés par la lune, Asnath se porta à la hauteur du nain guerrier et lui demanda la raison de son choix de poursuivre leur route malgré la tombée du jour.

- On est tout près d’la Chapelle et j’veux pas passer une nuit d’plus à découvert, expliqua Zoorz en jetant un regard autour de lui, là on est obligés d’faire un bout d’chemin dans le noir mais au moins on va dormir avec des soldats autour d’nous. D’mande aux deux magiciennes d’nous faire d’la lumière, le ch’min est accidenté et j’voudrais voir où j’met les pieds.

- Inutile de déléguer, répondit Asnath, je peux m’en charger.

La jeune femme voyait là une occasion de tester un sortilège appris dans un des grimoires que contenait son sac. Elle leva la main et de la lumière jaillit de sa paume, éclairant leur chemin. Le nain attrapa immédiatement son bras si bien que la lumière s’éteignit.

- Tu veux rameuter tout l’Fléau ou quoi ? demanda le nain à mi-voix, si j’t’ai pas d’mandé à toi c’est qu’j’avais une raison. Avec ça on est aussi discrets que si on hurlait not’ position.

- Désolée, s’excusa la prêtresse en courbant l’échine, je pensais bien faire.

Quand Zoorz la lâcha, Asnath se massa l’avant-bras endoloris par la poigne de fer du nain. La prêtresse détourna la tête, confuse d’avoir à nouveau mis leur groupe en danger.

- J’t’en veux pas gamine, la rassura le nain, mais essaie d’être un peu plus prudente. On est pas sur ton arbre ici, tout c’qui rôde dans l’coin veut not’ peau alors autant pas leur faciliter la tâche.

- Je demande donc à Ellécnite et Noem’Aeda de nous fabriquer des torches ?

- Plus la peine, tu m’as montré c’que j’voulais voir. Y a une crevasse droit d’vant nous et d’toutes façons on est arrivés. Tu vois les lumières plus loin ? C’est là-bas qu’on va.

Asnath regarda devant elle et vit ce dont Zoorz parlait. Au loin, on pouvait voir plusieurs flambeaux qui délimitaient un chemin menant vers une vieille église dont les parois grisâtres étaient faiblement éclairées à la lueur des torches. C’est à cet instant que certaines des lumières qu’ils observaient se mirent en mouvement.

- Oh, dit Zoorz, j’crois qu’on vient nous chercher. Final’ment c’tait pas une si mauvaise idée qu’t’utilise ta magie. Ils sont prev’nus d’notre arrivée. On va continuer plus douc’ment l’temps qu’ils viennent à not’rencontre.

Le nain diminua un peu l’allure du convoi dont les chevaux, épuisés, ne se firent pas prier pour ralentir.

- Tu n’as pas peur que nous tombions dans la crevasse ? demanda la prêtresse.

- Ils nous auront r’joints avant qu’on l’atteigne. T’en fais pas pour ça.

Comme Zoorz l’avait prédit, ils virent rapidement les torches s’avancer vers eux puis entendirent le son des sabots de chevaux. Les cinq voyageurs se retrouvèrent à l’avant de la colonne qui avait stoppé en attendant l’arrivée des cavaliers. Ceux-ci ne tardèrent pas et bientôt la lumière des flambeaux vint éclairer le petit groupe.

Un peu éblouie, Asnath parvint néanmoins à compter six soldats dans le détachement qui se trouvait devant eux. Un rapide coup d’œil lui apprit que le groupe de cavaliers était composé de deux orcs, un nain, une réprouvée et deux humains. Tous portaient le tabard noir orné d’un soleil argenté, l’emblème de l’Aube d’Argent. Ce fut un des deux orcs qui s’avança vers Zoorz.

- Content de vous revoir parmi nous, Zoorz Titanev, votre chargement est plus qu’attendu ici. Nous craignions qu’il ne vous arrive quelque chose, le Fléau est très actif ces temps-ci, mais je vois que vous n’êtes pas venu seul.

L’orc fit un signe de tête à l’attention des quatre compagnons du nain qui étaient restés en retrait. Noem’Aeda jeta un regard entendu à Asnath, le cavalier maîtrisait le langage commun avec bien plus d’aisance que le chef de la garnison de la Croisée.

- Bein content d’être arrivé aussi, répondit le nain, c’est toujours un plaisir d’vous voir vous et vos hommes, cap’taine Griz’Hold. Mais si vous l’permettez, le voyage nous a pas épargné et mes compagnons préféreraient sans doute s’reposer.

- Je comprends, répondit l’orc, dans ce cas dépêchons-nous de regagner le camp. Les environs ne sont pas sûrs d’ordinaire, mais ces temps-ci ça a empiré. Venez avec moi, mes soldats vont s’occuper de votre convoi. Danartel, retourne à la Chapelle prévenir les autres de notre arrivée.

La réprouvée salua le capitaine du détachement puis lança sa monture squelettique au galop et disparut dans l’obscurité. Les voyageurs se regroupèrent auprès de Zoorz et du capitaine Griz’Hold qui ouvrit la marche pendant que le reste de ses soldats prenait en charge le convoi.

Il leur fallut encore chevaucher une demi-heure pour atteindre leur point d’arrivé, à l’issu d’un voyage de treize jours riche en surprises. Tandis qu’ils avançaient petit à petit vers le campement principal de l’Aube d’Argent, Asnath commença à ressentir des maux de tête, d’abord diffus puis de plus en plus intenses. Posant une main sur son front, la jeune femme marmonna un sort de guérison et la douleur reflua, sans pour autant disparaître complètement. Pour essayer d’oublier cette soudaine migraine, la prêtresse se concentra sur la chapelle dont on leur avait tant parlé et qu’elle voyait désormais s’élever devant elle.

La première chose qui la frappa fut son extrême banalité, un simple édifice de pierre avec un clocher couvert de tuiles envahies par la mousse. La pierre grisâtre portait les marques du temps et rien ne semblait expliquer pourquoi ce lieu était aussi protégé. Asnath décida ensuite d’étudier l’aura de l’édifice.

Prenant une longue inspiration, elle laissa son esprit sonder les lieux afin d’essayer de percevoir l’invisible, la paume de sa main, devenue lumineuse, tendue devant elle.

- Que fais-tu ? demanda Noem’Aeda en la rejoignant.

- J’essaie de comprendre pourquoi tant de soldats se battent pour protéger ce lieu, répondit son amie en se concentrant sur les vibrations qui provenaient de la chapelle et de ses environs.

Ce qu’elle perçut la surprit tellement qu’elle eut un mouvement de recul qui affola sa monture.

- Qu’est-ce que tu as vu ? s’enquit la mage en retenant le cheval d’Asnath par la bride.

- Les Ténèbres… puis la Lumière venant les chasser, expliqua l’humaine le souffle court, à deux reprises… et… c’est comme si la Chapelle était à l’origine de la force lumineuse.

- Votre perception est juste, prêtresse, répondit le capitaine Griz’Hold en jetant un œil aux deux amies, je n’ai pas le droit de vous dire ce que renferme ce lieu mais sachez qu’ici le Roi Liche lui-même a été tenu en échec.

- Ce qui explique seulement l’une des deux victoires de la Lumière, répliqua la draeneï, qu’en est-il de l’autre ?

- Une longue histoire… une histoire du passé… répondit l’orc, je vous la raconterai sans doute si vous restez suffisamment longtemps.

L’humaine et la draeneï acquiescèrent de concert. Elles ne demandèrent pas plus d’explications mais avaient compris qu’elles venaient d’entrevoir une des raisons qui rendait ce lieu si précieux.

Une fois qu’ils eurent pénétré l’enceinte du camp, plusieurs soldats vinrent à leur rencontre pour s’occuper de leurs montures. Lorsqu’ils furent pied à terre, le capitaine orc ordonna que l’on fournisse des lits de camps aux cinq voyageurs, en plus de leurs tentes.

Nathaël déclina l’offre, disant qu’il avait déjà tout ce qu’il lui fallait, puis il s’éloigna afin de s’installer pour la nuit. Asnath et Noem’Aeda le regardèrent s’isoler puis firent mine de rejoindre Zoorz qui suivait Griz’Hold. Les deux amies furent retenues par une gnome aux cheveux roses qui tenait le bas de leurs robes.

- Qu’est-ce que vous comptez faire, les filles ? demanda Ellécnite avec un regard inquisiteur.

- Je ne sais pas, répondit la draeneï, découvrir les lieux…

- Et demander si Omundron et Tassanya sont déjà passés par ici, renchérit la prêtresse.

La démoniste tira un peu plus fort sur les vêtements de ces protégées afin de raffermir sa prise.

- Tss… vous n’allez nulle part si ce n’est dormir.

- Ellécnite, soupira Noem’Aeda exaspérée, tu es très gentille mais je pense qu’Asnath et moi sommes largement assez vieilles pour nous occuper de nous toutes seules.

- Oh oui la preuve, Asnath passe son temps à se mettre en danger et toi à te blesser d’une manière ou d’une autre.

- Mais… tenta d’argumenter la mage.

- Il n’y a pas de mais qui tienne, regarde dans quel état vous êtes !

La gnome désigna Asnath qui s’était adossée à un arbre et dont les yeux ressemblaient de plus en plus à deux fentes. La jeune humaine essaya cependant de faire bonne figure pour convaincre Ellécnite qu’elle était capable de rester éveillée, en vain.

- Noem’Aeda, continua la gnome, vous ne serez pas efficaces si vous ne parvenez pas à récupérer. Tu sais comme moi que l’art de la magie est aussi harassant que celui des combats.

La draeneï croisa les bras et marmonna, c’était sa façon de montrer que la démoniste venait de marquer un point. Cette dernière se tourna ensuite vers la prêtresse qui s’assoupissait.

- Asnath, je sais que tu t’inquiètes pour Omundron, mais si nous devons aller les chercher il faudra que tu ais recouvré tes forces. Je vais aller m’informer à leur sujet. Je t’en dirai plus dès que j’aurai du nouveau.

L’humaine acquiesça puis, en réprimant un bâillement, elle se dirigea en compagnie de la mage vers l’espace où Griz’Hold leur avait dit de monter leurs tentes. Un feu était déjà allumé et Nathaël était allongé sur un lit de camp, le dos tourné vers les flammes.

- Comment fait-il pour s’endormir aussi vite ? demanda la prêtresse.

- Si tu étais une mage tu ne poserais pas la question, répondit Noem’Aeda en fronçant le nez, il empeste l’énergie arcanique à dix mètres. Contrairement à ce que tu penses il ne dort pas. Enfin… pas dans le sens où tu l’entends.

La jeune humaine fit le tour du lit de l’elfe et remarqua que ses yeux fixaient le vide, grand ouverts. Il tenait fermement dans son poing un objet que la prêtresse ne parvenait qu’à entrevoir dans la pénombre. Elle passa rapidement la main au-dessus du soldat pour vérifier qu’il était toujours vivant.

- Il ne semblait pas en manque pourtant, répliqua Asnath en rejoignant son amie une fois rassurée.

- Tu étais à l’avant du convoi avec Zoorz. Tu n’as pas pu le voir mais il commençait à se rapprocher un peu trop près de mon sac. Celui qui contient tous mes objets magiques.

- C’est un bien triste sort que celui dévolu aux Elfes de Sang après la guerre, déclara l’humaine en jetant un œil vers Nathaël.

Noem’Aeda s’allongea sur le lit de camp qu’elle avait installé à l’intérieur de sa tente de façon à ce que sa tête soit orientée vers l’extérieur.

- Tous les peuples ont du payer un lourd tribut, Asnath. Les Elfes de la Nuit ont perdu leur immortalité, les Humains une partie de leurs royaumes, les Nains un membre de leur famille royale,… Peut-être sont-ce plutôt les membres de la Horde qui s’en sont sortis le mieux… les Réprouvés mis à part bien entendu.

La prêtresse hocha la tête, monta sa tente à côté de celle de la mage puis retira ses chaussures et se glissa elle aussi sous sa couverture.

- Te rends-tu compte que depuis un mois que nous nous sommes rencontrées nous n’avons dormi que quatre fois dans des lits ?

- Tu appelles ces bouts de bois rassemblés avec une toile au milieu un lit ? marmonna la draeneï en rentrant dans la tente si bien qu’Asnath ne vit plus sa tête, j’ai à peine la place pour tenir entièrement, mes pieds qui dépassent.

- Ne me dis pas que tu as froid aux sabots, ironisa l’humaine.

Celle-ci reçut en pleine figure la couverture de Noem’Aeda qui avait passé un bras à travers le pan de toile pour la lancer. Asnath rendit le tissu à son amie qui ne sortit même pas la tête pour le récupérer.

- Noem’Aeda ?

- Qu’est-ce qu’il y a ? maugréa cette dernière.

- Je me suis fait la réflexion alors que tu disais à Ellécnite que nous étions assez vieilles pour nous débrouiller toutes seules… je ne t’ai jamais demandé ton âge.

Pendant un instant, seul le silence répondit à la question de l’humaine. Puis finalement la draeneï passa la tête par l’ouverture de la tente.

- Tu te souviens que je t’ai dit avoir grandi sur Draenor avant la corruption des orcs ?

- Oui.

- Les orcs ont été corrompus il y a environ cent-quarante ans, déclara simplement la mage avant de rentrer de nouveau dans la tente comme une tortue dans sa carapace.

Asnath ne put rien répondre tant elle fut surprise. Elle se doutait que Noem’Aeda était bien plus vieille qu’elle, mais elle ne pensait pas qu’elle soit plus vieille qu’Omundron. Le druide semblait tellement plus sérieux que la draeneï.

Le frère défunt de celle-ci avait déjà terminé sa formation de chaman quand il était devenu gardien, ce qui impliquait que lui et sa sœur étaient à cette époque suffisamment âgés. La mage devait donc avoir vécu près de deux siècles.

- Ce n’est pas une raison pour m’appeler grand-mère, s’empressa d’ajouter celle-ci, maintenant je dors donc quoi que tu dises, tu parleras dans le vide.

La prêtresse s’enfouit sous sa couverture et chercha le sommeil. Il ne lui fut pas difficile de le trouver après la nuit blanche de la veille. Cependant, elle fut bientôt réveillée par quelqu’un qui la secouait. En frottant ses yeux, la jeune humaine vit que c’était Ellécnite qui venait de la tirer du sommeil.

- Qu’y a-t-il ? demanda Asnath d’une voix faible.

- Je suis allée m’informer au sujet de Tassanya et d’Omundron, répondit la gnome en murmurant, j’ai une mauvaise nouvelle et une très mauvaise. Je commence par laquelle ?

- La mauvaise.

- Ils sont bien venus et ils sont repartis.

- La très mauvaise ?

- Même si nous partons demain, ils seront déjà dans la ville. Il faudra donc que nous allions les y chercher.

Asnath s’écroula sur son lit avec un soupir de désespoir, jamais ils ne n’arriveraient à sauver son frère.

- Nous partons demain à l’aube, continua Ellécnite, Zoorz et moi sommes parvenus à convaincre le capitaine Griz’Hold de nous donner la clef de la porte cachée de la ville. Nous pourrons ainsi nous en servir pour sortir plus facilement. Nous serons cependant obligés d’utiliser l’entrée principale au cas où nos amis ne se soient pas enfoncés dans Stratholme.

La démoniste posa sa main sur celle de l’humaine et la serra doucement.

- Nous allons les ramener, Asnath. Ne t’en fais pas.

La gnome s’éloigna, laissant la prêtresse, toujours immobile dans son lit, seule avec ses pensées. Un instant, Asnath regretta de ne pas pouvoir se droguer comme Nathaël afin d’échapper un instant à cette angoisse qui la rongeait. Elle aurait voulu pleurer mais ne se le permit pas, ses larmes n’avaient déjà que trop coulé.

Malgré la fatigue accumulée, la jeune femme quitta silencieusement sa tente. Zoorz et Ellécnite n’étaient pas dans les environs et le silence n’était rompu que par les respirations de ses autres compagnons endormis. L’humaine mit sa couverture sur ses épaules et s’approcha du lit de Noem’Aeda.

Discrètement elle subtilisa la dague de son amie puis s’éloigna de la lueur des flammes. Elle savait que les soldats de l’Aube d’Argent montaient la garde, aussi se permit-elle de s’avancer un peu plus dans la pénombre. A l’aide de la lame, Asnath s’entailla la paume de la main.

Sous la clarté pâle de cette lune aussi maladive que les terres qu’elle éclairait, la prêtresse jura sur son sang que s’il arrivait malheur à Omundron, elle poursuivrait de sa vengeance les responsables. C’était là la première fois qu’Asnath allait à l’encontre des conseils de Reïna.