- On est en territoire ennemi, continua le nain en se découpant un bout de viande, on débarque sur un champ d’bataille tout frais et on sait pas où sont passés les vainqueurs. Mieux vaut rester sur ses gardes ! Tu crois qu’on aurait pu s’en sortir vivants si y avait eu une autre attaque et si à c’moment t’avais été endorrmie ?

Asnath baissa la tête, honteuse. Le guerrier avait raison, ils étaient déjà trop peu nombreux et elle était la seule d’entre eux à posséder des capacités de guérison. S’il avait fallu que ses compagnons la protègent le temps qu’elle sorte de sa léthargie, il aurait été trop tard.

En détournant les yeux, la prêtresse vit que les deux elfes blessés avaient déposés un peu à l’écart, suffisamment près cependant pour profiter un peu de la chaleur des flammes. L’humaine se dirigea vers eux et constata immédiatement que leur état avait empiré.

L’homme était extrêmement faible, malgré la quantité d’énergie que lui avait transmise sa soigneuse, et la femme délirait sous l’effet de la fièvre. Comme la prêtresse s’y était attendue, les blessures de l’elfe mutilée avaient eu le temps de s’infecter et son corps tentait comme il le pouvait de se protéger.

Asnath se mit à genoux à ses côtés et allait s’occuper d’elle quand Noem’Aeda vint la rejoindre.

- Je suis désolée, déclara la draeneï en s’asseyant près de l’humaine.

- A quel sujet ? demanda celle-ci en levant les yeux vers son amie.

- Je suis désolée d’avoir remis en cause ton jugement, tout à l’heure, lorsque le soldat agonisait. J’ai réagi comme une enfant.

- Non, tu as réagi comme n’importe quelle personne sous le choc.

- Mais pas toi.

- Mais pas moi, reconnu Asnath.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il fallait bien que quelqu’un garde la tête froide pour pouvoir s’occuper de ceux pour qui il restait de l’espoir.

Les deux amies jetèrent un œil aux deux elfes encore vivants et pour la vie desquels la prêtresse se battait.

- Pourquoi avoir décidé d’achever leur compagnon ? demanda Noem’Aeda dans un murmure.

L’humaine réfléchit un instant avant de répondre. Comment pouvait-elle expliquer à son amie sans paraître insensible.

- Parce que, bien que la Mort soit toujours trop dure à accepter pour qui que ce soit, il faut savoir s’avouer vaincu. C’est une des premières choses que m’avait enseignées Reïna, avant même de m’apprendre le moindre sort de guérison.

La jeune femme s’arrêta un instant, se remémorant cette époque où la mère supérieure exigeait de sa protégée qu’elle répète les mêmes paroles avant chacune des leçons portant sur les sortilèges guérisseurs.

- Il est inutile de laisser les autres souffrir par orgueil en voulant se dire que l’on s’est battu jusqu’à la fin avec la Mort, récita-t-elle à voix haute, lorsque l’on essaye de sauver quelqu’un, il doit toujours nous rester dans l’idée que nous ne sommes pas meilleurs qu’Elle et qu’à chaque instant Elle peut décider de reprendre ses droits. Il faut savoir reconnaître quand l’heure de chacun est arrivée.

- Était-ce le cas pour cet elfe ?

Asnath soupira tristement en regardant ses deux blessés.

- Je l’espère, Noem’Aeda. Je l’espère car, dans le cas contraire, j’aurais ôté la vie de quelqu’un qui n’avait pas à mourir. Vas te reposer maintenant, comme ça tu pourras m’empêcher de tomber de ma selle demain quand nous repartirons et que je m’endormirai debout.

La draeneï se releva et lui tapota l’épaule en signe d’encouragement. La prêtresse reporta son attention vers la femme soldat dont le front était couvert de sueur.

Asnath alla chercher un linge et de l’eau pour lui essuyer le visage puis commença à psalmodier les paroles d’un sortilège qui permettait de guérir certaines maladies. En voyant la respiration de l’elfe s’apaiser un peu, la jeune femme se retourna vers l’autre blessé. La maigre clarté des étoiles donnait à son visage un aspect blafard et fantomatique, à tel point qu’Asnath hésita à le toucher de peur qu’il ne s’évanouisse en fumée.

La jeune humaine cherchait un moyen pour lui redonner de l’énergie sans elle-même s’affaiblir quand Ellécnite posa une étrange pierre verte devant elle.

- C’est une pierre de soin, expliqua la gnome en avisant le regard interrogateur de l’humaine, les démonistes en créent en puisant de l’énergie.

- Où donc ?

- Ailleurs, se contenta de répondre la démoniste aux cheveux roses un grand sourire aux lèvres.

La prêtresse jaugea du regard la gnome puis renonça à poser de plus amples question au sujet de l’origine de l’énergie que contenait l’objet.

- Ne trouves-tu jamais que ce que tu fais est un peu… glauque ? demanda la prêtresse en refermant sa main sur la pierre brillante.

- Je fais tellement de choses, répondit la gnome en s’asseyant sur une pierre, tu ne voudrais pas être un peu plus claire ?

- D’après Noem’Aeda, vous, les démonistes, drainez les âmes des créatures pour pouvoir invoquer des démons. Tu pratiques tout le temps d’étranges rituels, ne serait-ce que pour invoquer ta monture, tu n’as jamais pensé que tu allais trop loin ? Que ta magie dépassait les limites de l’acceptable ?

- Non, répliqua Ellécnite en redevenant sérieuse, la seule magie que j’ai jamais trouvée contre-nature est celle des nécromants. Drainer les âmes de ceux que l’on s’apprête à tuer pour les utiliser est une chose. Les leur voler pour en faire des esclaves en est une autre. Il y a une nette différence entre invoquer des démons et ressusciter les morts.

Asnath préféra ne pas s’attarder sur le sujet et se concentra sur la pierre qui fluorisait faiblement. Elle plaça l’objet dans la main de l’elfe et referma ses doigts dessus.

- Tu ne vas pas dormir ? demanda ensuite la prêtresse en regardant Zoorz et Noem’Aeda enroulés dans leurs couvertures.

- Zoorz et moi montons la garde la nuit, c’est ma moitié.

- Depuis quand ? s’étonna la jeune femme.

- Depuis que nous sommes partis de Forgefer.

- Mais pourquoi ne pas nous avoir demandé à Noem’Aeda et à moi ? Nous aurions pu diviser le temps de veille entre nous quatre.

- Vous étiez trop inexpérimentées pour ça. Peut-être à notre retour… avec un peu de chance nous serons plus nombreux.

La prêtresse acquiesça mais au fond d’elle-même elle doutait de leurs chances de retrouver Omundron et Tassanya à temps.

- Raconte-moi quelque chose, déclara Asnath pour éviter le sujet des elfes en danger, tout ce que tu voudras, il faut juste que j’évite de m’endormir.

- Et bien soit. As-tu entendu parler de l’histoire du peuple gnome ?

Ellécnite passa donc une partie de la nuit à raconter à Asnath comment son peuple était apparu selon leurs légendes, comment les gnomes étaient devenus des maîtres de l’ingénierie, et bien d’autres histoires peu connues des autres races. Tout en écoutant avec intérêt les récits de sa camarade, la prêtresse vérifiait régulièrement la santé de ses blessés qui était parvenue à un état stable.

Lorsque la démoniste partit se coucher, ce fut Zoorz qui vint tenir compagnie à la jeune humaine. Le nain était bien moins bavard que la gnome, mais Asnath l’appréciait beaucoup, malgré son éternelle manie à l’appeler « gamine ». C’est pendant que le guerrier était parti faire une ronde pour vérifier les alentours du campement que l’elfe mutilée commença à s’agiter.

La jeune femme se précipita à son chevet et constata tout de suite que la fièvre était remontée, malgré ses efforts pour purger le corps de l’elfe de l’infection. Petit à petit, Asnath la sentait faiblir tandis qu’elle marmonnait de plus en plus dans son sommeil. Les battements de son cœur s’accéléraient de façon alarmante et la femme soldat était parcourue de frissons fébriles. L’humaine essaya à nouveau d’utiliser le sortilège de purification dont elle avait fait usage quelques heures auparavant, cette fois-ci sans succès. Elle chercha dans les recoins de sa mémoire toutes les incantations susceptibles de venir en aide à l’elfe sans mettre sa propre vie en danger, rien n’y faisait et Asnath commençait à céder à la panique.

Alors qu’elle allait tenter un dernier sort de guérison, la femme elfe saisit son bras avec suffisamment de force pour lui arracher une grimace. Les yeux verts scintillants fixèrent ceux, masqués par l’obscurité, de l’humaine. La blessée commença à parler rapidement dans une langue que la prêtresse ne connaissait pas.

- Je ne parle pas votre langue, murmura Asnath en s’approchant de l’elfe pour essayer d’entendre ce qu’elle disait.

La femme soldat la regarda fixement un instant puis reprit en utilisant le langage humain.

- La Relique ? demanda-t-elle d’une voix rauque en resserrant son emprise sur le bras de sa soigneuse.

- Disparue.

- Mes compagnons ?

- Tous tués… sauf un.

L’elfe se recoucha tout en gardant son regard rivé sur Asnath, sa respiration était étrangement calme et posée, son cœur s’était calmé.

- J’ai souvent vu la lumière affronter les ténèbres… c’est la première fois que je la vois les côtoyer, murmura-t-elle.

Sur cette phrase sibylline, la blessée ferma les yeux et rendit son dernier souffle. Épuisée, impuissante face à la mort de l’elfe, Asnath s’écroula en sanglots sur le corps meurtri. Une main se posa doucement sur son épaule.

- T’as fait c’que tu pouvais gamine. On pouvait pas t’en d’mander plus, dit calmement Zoorz.

- On m’amène trois blessés… articula la prêtresse entre deux sanglots, je n’ai pu en sauver qu’un seul. Et la nuit n’est pas finie.

- Mais si t’avais pas été là, ils s’raient tous morts. C’que t’as dit à la grande bavarde était vrai, faut savoir s’avouer vaincu. Mais considère pas ça comme un échec tant qu’y a un peu d’espoir.

- La Mort me fait peur, Zoorz, avoua la jeune femme en s’appuyant sur le nain qui la tint dans ses bras, comment pourrais-je me battre contre quelque chose qui m’effraie ?

- En f’sant comme tout l’monde ! Qui n’en a pas peur ? Après ça dépend de comment qu’t’en a peur. La plupart des gens en ont peur pour ceux qu’ils aiment. Les héros la craignent pour tous ceux dont ils s’sentent responsables. Les tyrans la redoutent pour eux. Ceux qui en ont pas peur d’une façon ou d’une autre sont soit des fous, soit des menteurs.

La prêtresse acquiesça, se dégagea des bras du guerrier et posa les mains de l’elfe défunte croisées sur sa poitrine puis arrangea quelques mèches de cheveux. Ainsi, la morte semblait-elle davantage endormie. Le nain saisit l’humaine par les épaules.

- Faut vivre en s’disant qu’on finira bien par mourir, gamine, continua Zoorz la fixant dans les yeux, après, suffit de faire en sorte d’choisir comment tu veux quitter c’monde… ou comment qu’tu veux qu’les autres racontent ton histoire. Autour d’une bonne bière à la taverne ou bein en lisant rapidement ce qu’y aura écrit sur ta pierre tombale.

Asnath hocha la tête mais elle n’avait pas le temps de se demander comment elle aurait souhaité que son histoire fut racontée. Elle rassembla son courage pour la dernière partie de la nuit puis elle se jura que l’elfe qui l’avait appelé au secours vivrait. Elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour cela.

Heureusement, la pierre de soin d’Ellécnite, qui avait fini par se désagréger une fois vidée de son énergie, semblait avoir donné au blessé suffisamment de forces pour survivre. Il fallut cependant que la prêtresse s’occupe à plusieurs reprises de certaines des blessures du soldat qui menaçaient de s’ouvrir de nouveau.

Lorsque finalement Asnath s’écroula de sommeil au petit matin, l’elfe rescapé était toujours vivant.