Le lendemain après-midi, alors qu’ils étaient sur la route, Zoorz arrêta soudainement le convoi. Noem’Aeda, qui était en train de feuilleter un de ses grimoires, ferma son livre et leva la tête. Asnath faillit percuter le cheval de la mage lorsque celle-ci stoppa net à son tour. Les deux amies montèrent en tête de colonne pour rejoindre leurs compagnons.

Ellécnite, qui chevauchait avec Zoorz, était en train de renifler de plus en plus fortement.

- Qu’y a-t-il ? demanda l’humaine en voyant l’étrange attitude de la gnome.

- Tu sens la même odeur qu’moi la p’tite rose ? demanda le guerrier à la démoniste.

- Trop bien même, d’où cela peut-il venir ?

La prêtresse commença elle aussi à sentir l’air. C’est là que l’odeur lui parvint, trop reconnaissable et alarmante pour être ignorée.

- Du sang ? s’exclama-t-elle.

Les deux autres acquiescèrent. L’odeur fade était bien présente, bien qu’en partie masquée par les relents de pourriture.

Faisant signe aux autres de rester sur place, Zoorz dirigea son bélier en contrebas de la route, vers ce qui semblait être l’origine de l’odeur. Il disparut par la suite derrière un petit relief bossu qui masquait une partie du paysage. Pendant près de dix minutes, les trois cavalières ne dirent pas un mot, attendant le retour du nain qui tardait. Celui-ci émergea soudainement au dessus de la bute, sa monture lancée au galop.

- Ellécnite, viens ici et ramène les p’tiotes ! cria-t-il à plein poumon lorsqu’il fut à portée de voix, les pouvoirs d’guérison d’la gamine vont être utiles. V’nez vite !

La troupe s’élança en direction du guerrier qui repartait d’où il venait, emmenant le convoi à l’extérieur de la route malgré le relief accidenté. En montant la bute, Noem’Aeda montra à Asnath des traces de sang sur les feuilles sèches de plusieurs buissons. Un sentiment étrange s’empara de la jeune humaine et elle sut tout de suite qu’elle n’allait pas apprécier ce qu’elle verrait de l’autre côté de la pente.

Arrivé en haut du relief, le groupe put voir le funeste spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Celui d’un champ de bataille, après la bataille.

Dans le petit vallon qui se situait au-dessous d’eux se trouvaient les corps d’une cinquantaine d’elfes. Tous gisaient à terre et tous portaient de profondes blessures.

Asnath et Noem’Aeda ne purent retenir un hoquet de surprise qui se transforma en gémissement d’horreur. Parmi les corps des elfes se trouvaient d’autres morceaux de cadavres, morts depuis bien plus longtemps, dont les propriétaires n’étaient visibles nulle part.

C’est alors qu’Ellécnite descendit de sa monture et partit vers l’un des elfes situé le plus prés d’elle.

- Oh non, murmura-t-elle en l’observant de plus près, non pas ça…

Ses compagnons mirent pied à terre et la rejoignirent. Devant leur air stupéfait, la gnome désigna le symbole cousu sur le tabard de l’elfe dont les yeux verts fixaient le vide à jamais.

- C’est le dessin qui est gravé sur la Rune Solaire, annonça la démoniste.

- Alors cela veut dire… commença Asnath.

- Que nous arrivons trop tard… encore une fois, continua Noem’Aeda.

Sous l’effet de la surprise, les trois compagnes avaient oublié que Zoorz n’était pas au courant du réel but de leur voyage. Aussi le nain ne semblait-il pas comprendre la gravité de la situation. Ellécnite se dirigea vers lui.

- Zoorz, il faut que je t’explique quelque chose, déclara la gnome.

- Plus tard Ellécnite, d’abord faut s’occuper d’ceux-là, répondit le guerrier en désignant les elfes à terre, d’ordinaire j’aide pas trop ceux d’la Horde, surtout quand s’sont des elfes. Mais là c’te carnage c’est pas l’résultat d’une escarmouche ent’ deux factions, c’est une exécution.

La gnome aux cheveux roses observa le champ de bataille et hocha la tête.

- Tu as raison. Asnath, Noem’Aeda, essayez de voir s’il reste des survivants.

Tous les quatre se dispersèrent. Circulant entre les corps éparpillés, Asnath recherchait avec espoir quelqu’un qui ait survécu au massacre. Elle n’avait jamais vu de champ de bataille auparavant et le spectacle de désolation qui s’offrait à elle lui donna la nausée. En inspirant profondément pour se calmer, la jeune humaine fut saisie à la gorge par l’odeur de sang et de mort qui s’élevait tout autour d’elle. Luttant pour conserver son sang-froid, elle continua à scruter les corps gisants à la recherche de survivants.

Elle entendit alors un faible murmure dans une langue qu’elle ne comprenait pas. La prêtresse se tourna vers un arbre au pied duquel était allongé un soldat elfe. La tunique du blessé était trempée de sang mais l’elfe parvint à esquisser un mouvement quand il vit Asnath s’approcher de lui.

- Il y a un vivant ici ! cria celle-ci en s’agenouillant près du soldat.

- Et il y en a deux autres là où je suis ! répondit Noem’Aeda.

- Les autres sont tous morts ! déclara Ellécnite, occupe-toi des blessés Asnath ! Noem’Aeda, va l’aider ! Zoorz et moi nous nous occupons des corps.

La draeneï arriva auprès de l’humaine en courant, le corps frêle d’une elfe dans les bras. Sa jambe droite avait été sectionnée au niveau du genou et le sang qui s’en écoulait de plus en plus faiblement tâchait la robe de la mage. La prêtresse l’examina rapidement puis leva les yeux vers son amie.

- Le second est encore plus mal en point, dit Noem’Aeda en réponse à la question muette d’Asnath.

Celle-ci soupira, le soldat qui l’avait appelée à l’aide, et qui était tombé dans l’inconscience, avait été transpercé à plusieurs reprises par une épée ou un objet possédant une lame crantée. Les dégâts internes étaient catastrophiques et c’était un miracle que le cœur du soldat n’ait pas été touché et continue de battre.

Noem’Aeda arriva avec le troisième blessé qu’elle déposa à côté des deux autres. Dès qu’elle vit son état, la prêtresse fit une grimace de désespoir.

- Qu’y a-t-il ? demanda la mage en voyant la réaction de son amie.

- Pour lui il est trop tard, déclara Asnath à contrecœur en détournant le regard, il a perdu trop de sang, regarde comme il est blanc.

La prêtresse posa une main sur la peau du blessé, celle-ci était glacée. Un rapide examen lui permit de voir qu’elle ne pouvait rien faire pour lui venir en aide.

- Et si je lui donnais un peu d’énergie magique ? proposa la draeneï avec espoir, les elfes sont dépendants d’elle.

- Tu peux le faire si tu veux atténuer un peu la souffrance de son agonie, mais ça ne le sauvera pas.

- Tu n’essaies même pas de lui venir en aide ?

La prêtresse désigna les autres elfes.

- J’ai plus de chance de sauver ces deux là ! Le temps que je passerais sur celui-ci aggraverait l’état des autres pour un résultat plus qu’incertain. Je suis désolée Noem’Aeda, mais je ne pourrais pas sauver les trois vu leur état et il me faut faire un choix.

- Alors que puis-je faire ?

Asnath réfléchit un instant, il n’était humainement pas possible de laisser ce blessé souffrir ainsi pour une durée indéterminée.

- Le cristal avec lequel tu avais créé le sort qui m’a permis de communiquer avec Naarok, le chaman orc, peut-il se recharger seul ?

- Oui, si je lui laisse un peu de temps après son utilisation.

- Alors mets-le dans sa main et essaie de lui faire passer suffisamment d’énergie arcanique pour l’anesthésier. C’est tout ce que nous pouvons faire pour lui.

La draeneï s’exécuta tandis que l’humaine remontait ses manches et commençait à retirer l’armure détruite de la femme elfe qui semblait la plus gravement touchée. Les dégâts que la jeune humaine observa sur l’armure de plaques l’étonnèrent. La créature qui avait attaqué la blessée devait posséder une puissance colossale pour déchirer ainsi le métal qui protégeait la femme soldat.

En retirant la cotte de maille percée en plusieurs endroits, Asnath fut frappée par la sévérité des blessures. Sa tâche serait bien plus ardue qu’elle ne l’avait imaginé.

La prêtresse se pencha tout d’abord vers le moignon de jambe qui dégoulinait de sang. Pendant ce temps, Noem’Aeda avait réussi à transmettre l’énergie du cristal au mourant. Plaçant ses mains autour de la blessure, la jeune humaine murmura une incantation, les bords de la plaie s’illuminèrent mais la cicatrisation n’allait pas suffisamment vite. Si l’elfe continuait à perdre du sang elle allait mourir dans les minutes qui suivraient.

- Noem’Aeda je vais avoir besoin de toi, l’appela Asnath, il faut que tu cautérise sa plaie.

- Pardon ?

- Tu fais comme tu le souhaites mais trouve un moyen de brûler son moignon pour éviter qu’elle ne perde plus de sang.

- Mais tu ne peux pas lui ressouder sa jambe ?

La prêtresse désigna le champ de bataille du bras.

- Si tu me retrouves sa jambe avant qu’elle ne meure je le pourrais peut-être ! Nous n’avons pas d’autre solution si nous voulons essayer de la sauver. Il faut arrêter l’hémorragie maintenant ! De plus si j’essayais de lui greffer son membre manquant, je n’aurais plus suffisamment d’énergie pour soigner son camarade. La blessure ne se soigne pas aussi vite que je le pensais. Si le sang continue de s’écouler nous allons la perdre ! Je ne peux pas utiliser la totalité de mes pouvoirs pour faire cicatriser la plaie si je veux être sûr d’avoir assez d’énergie pour l’autre blessé, il ne nous reste plus qu’une solution. Je t’en prie Noem’Aeda, je sais que c’est dur, ça l’est pour moi aussi.

- Mais tu n’as jamais soigné qui que ce soit sur un champ de bataille ! Comment fais-tu pour être aussi distante ?

- Parce que leurs vies en dépendent ! S’il y a une chose que je sais faire, c’est soigner des blessés donc fais moi confiance. Je vais te dire quelque chose d’horrible mais… imagine que ce soit eux qui aient saboté la navette dans laquelle tu te trouvais.

Noem’Aeda grimaça au souvenir de son accident. L’humaine avait des scrupules à jouer ainsi avec les sentiments de la draeneï mais la vie de la blessée dépendait de leur rapidité.

La mage fit apparaître une sphère enflammée entre ses mains. Sous la direction de l’humaine, elle approcha les flammes de la blessure petit à petit. Au bout d’un moment une odeur de chair brûlée s’éleva dans les airs, écœurante, tandis qu’Asnath faisait signe à son amie de maintenir la sphère à proximité de la blessure. L’elfe, malgré son état, émit un gémissement de douleur qui fendit le cœur de ses deux soignantes.

Sur un geste de la prêtresse, Noem’Aeda éteignit les flammes magiques et commença à panser le moignon avec les restes du tabard du soldat agonisant. Pendant ce temps, Asnath s’afférait à soigner toutes les blessures de l’elfe mutilée. La plupart des organes vitaux avaient été épargnés, mais il était impossible pour la prêtresse de remplacer le sang perdu par la femme soldat. Il était de plus fort possible que l’air vicié ait eu le temps d’infecter les plaies malgré la cicatrisation accélérée que permettaient les sorts de l’humaine.

Lorsqu’Asnath considéra qu’elle avait fait le maximum pour la blessée, elle se pencha sur le deuxième elfe. C’est alors que le soldat que Noem’Aeda avait drogué à l’aide de son cristal commença à tousser de plus en plus fort. Il se mit ensuite à convulser, bien que la draeneï le maintienne fermement au sol, et du sang apparut au bord de ses lèvres.

- Asnath ! appela Noem’Aeda qui ne parvenait pas à maintenir le blessé immobile, que lui arrive-t-il ?

- Le cristal a-t-il encore un peu d’énergie ? demanda l’humaine.

- Non plus une once.

La prêtresse observa un instant l’elfe qui convulsait avec tellement de puissance qu’il arrivait à soulever la mage. Il ne lui restait plus qu’une solution, à laquelle elle ne voulait pas se résoudre. Puis Asnath vit le sang qui gicla de la bouche du blessé à l’occasion d’une nouvelle quinte de toux et se décida.

La jeune femme tendit le bras vers le soldat, toucha son front et prononça un seul mot qu’elle avait lu dans un des grimoires qu’Ellécnite lui avait acheté. Elle pensait ne jamais avoir à l’utiliser et surtout pas en cet instant. Le mourant s’immobilisa aussitôt, coupé dans une convulsion. Il retomba mollement au sol, son regard à jamais obscurci par le voile de la mort.

- Que lui as-tu fait ? demanda la mage en regardant son amie.

Des larmes coulant sur ses joues, Asnath ferma doucement les yeux de l’elfe.

- La seule chose que nous pouvions faire pour lui.

L’humaine se retourna vers le dernier blessé, le visage baigné des larmes qu’elle ne pouvait contenir. Elle n’avait jamais tué, tout du moins pas d’être vivant, et l’épreuve était difficile. Elle essayait cependant de garder contenance le temps de soigner l’elfe qui l’avait appelé au secours.

En observant le soldat, un souvenir fugace revint à Asnath. Celui de l’elfe mort sur lequel elle avait trébuché dans la forêt de Teldrassil alors qu’elle cherchait à échapper au draconide. Il ressemblait un peu à ce soldat avec ses longs cheveux tellement blonds qu’ils semblaient blancs, il était aussi mal en point.

- Peux-tu me prêter ta dague ? demanda la prêtresse à Noem’Aeda.

- Tu comptes l’achever lui aussi ? répliqua la mage avec un ton chargé de reproches.

- Non, répondit la prêtresse sans même noter le regard lourd de son amie, j’en ai besoin pour découper ses vêtements.

S’emparant de l’arme que lui tendit la draeneï, Asnath entreprit de déshabiller l’elfe. A l’exception des blessures béantes qui s’ouvraient un peu partout sur son corps, l’humaine ne vit aucune cicatrice profonde, le soldat devait être relativement jeune et inexpérimenté. Elle essuya ses larmes du revers de sa manche imbibée de sang, traçant une bande sanglante sur ses joues, avant d’examiner plus précisément les lésions du soldat.

La lame qui l’avait blessé devait être maniée par une personne d’une précision mortelle. Quatre coups qui avaient touchés quatre points suffisants pour rendre le soldat inoffensif. Un premier avait sectionné un nerf du bras pour paralyser la victime, un coup pour un rein, un coup pour le foie, un dernier coup pour une grosse artère au niveau de l’aine. Quatre frappes qui assuraient une mort lente et douloureuse à l’elfe.

Décidée à sauver la vie du soldat, Asnath tenta le tout pour le tout et commença à réciter une longue incantation que Reïna lui avait apprise. Ses paumes s’illuminèrent tandis que des langues de lumières s’accrochaient à ses cheveux et aux manches de sa robe, la prêtresse éprouvait une sensation de picotement au contact des écharpes lumineuses. Concentrant la lumière dans ses doigts, elle posa chacune de ses mains sur une blessure, ses doigts entourant la plaie, et libéra l’énergie d’un seul coup.

Elle recommença l’opération sur les autres blessures et, à sa grande joie, elle vit que les plaies commençaient à cicatriser. Lorsque toutes les blessures furent refermées, Asnath passa une dernière fois la main au-dessus du corps du blessé puis elle tomba assise par terre, épuisée.

Noem’Aeda vint la relever et passa le bras de son amie sur ses épaules pour la soutenir. Elle essuya les traces de sang du visage de l’humaine.

- Dis-moi, tes pouvoirs se sont-ils accrus depuis notre première rencontre ? demanda la draeneï.

- Pourquoi me demandes-tu cela ?

- Quand tu as soigné Naarok dans les Tarides, il pouvait à peine marcher le lendemain matin alors qu’il n’avait qu’une jambe cassée. Là, tu viens presque de ressusciter cet elfe.

- Attends de voir s’il survit à cette nuit avant de me dire que je l’ai sauvé, répondit Asnath en baillant, si possible je voudrais me reposer un peu, la nuit va être très longue pour moi, ils ne sont pas sortis d’affaire.

- Je t’amène de quoi dormir et je préviens les autres. Nous veillerons sur eux jusqu’à ce que tu sois reposée. Je pense que nous resterons ici cette nuit, bien que cela nous fasse perdre une demi-journée.

- Nous ne pouvons pas les abandonner, murmura Asnath en commençant à perdre l’équilibre.

- Nous ne le ferons pas, répondit gentiment son amie en la rattrapant, maintenant il faut que tu dormes.

La prêtresse acquiesça, parvint à garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la draeneï lui amène une couverture et un sac pour poser sa tête, puis elle s’endormit rapidement.