Non loin de la sortie du goulet la route bifurquait. La partie principale partait à l’ouest tandis qu’un chemin plus rudimentaire s’en allait à l’est. Peu avant cet embranchement se trouvait le camp du Noroît, un avant-poste de l’Aube d’Argent. Zoorz devait y livrer une partie de son chargement, c’est pourquoi le groupe y fit une halte. Cet arrêt leur permettrait aussi de passer une nuit à l’abri sans avoir à se soucier d’une éventuelle attaque. Tandis que le nain s’occupait de livrer sa marchandise, les trois autres voyageuses purent prendre un peu de repos. L’humaine et la draeneï étaient toutes les deux assises sur une vieille souche et profitaient de ce temps de répit. Noem’Aeda se plaignait d’avoir mal au dos à force de rester longtemps en selle et Asnath essayait de la soulager un peu quand Ellécnite vint les voir.
- Les filles, ça vous dirait de visiter un peu les environs ? demanda-t-elle, ses yeux violets pétillant à l’avance.
- Eh bien, excuse-moi de te demander cela Ellécnite mais, sauf le respect que je te porte, est-ce que tu es folle ? demanda la mage.
- Sans doute un peu mais puis-je savoir ce qui te fais croire cela ?
- A part des cimetières vidés de tout leur intérêt, en l’occurrence les morts qu’ils hébergeaient, et des villes en ruine je ne vois vraiment pas ce que tu pourrais nous faire visiter ici.
- Tu as presque deviné. Je vous emmène voir peut-être le seul lieu qui ne soit pas vidé de tout son intérêt, lança la démoniste sur un ton jovial.
- Tu ne voudrais pas nous en dire un tout petit peu plus ? l’interrogea Asnath.
- Non, c’est une surprise. La gnome partit récupérer leurs montures avant même que ses compagnes de voyage ne puissent dire un mot.
- Elle est folle à lier, j’en suis sûre maintenant, murmura Noem’Aeda en mettant sa tête entre ses mains, il ne faut jamais qu’elle ait l’impression qu’on ne fait rien sinon elle va nous trouver quelque chose à faire.
- Au moins, on ne pourra jamais lui reprocher de nous avoir délaissées.
- Parfois je me demande si nous n’aurions pas du nous taire dans le Tram ce jour-là.
La prêtresse ne jugea pas utile de répondre. Noem’Aeda aimait beaucoup Ellécnite, malgré la fâcheuse tendance de cette dernière à jouer les bourreaux. Elle tendit sa main à la mage pour l’aider à se relever puis elles partirent toutes deux à la suite de la gnome. Celle-ci ne revint pas seule, elle était accompagnée par un soldat humain. Un peu plus vieux qu’Asnath, le jeune homme avait des cheveux noirs mi-long et des yeux tout aussi sombres, il portait une lourde épée à deux mains accrochée dans son dos.
- Bonjour mesdemoiselles, je suis le caporal Trystar Faelris, se présenta le jeune soldat en s’inclinant, cette… bouillante dame m’a demandé de vous guider jusqu’au…
- C’est une surprise ! le coupa la démoniste qui se tourna ensuite vers ses protégées, nous allons devoir traverser une zone en peu risquée pour nous rendre à notre destination. Le caporal Faelris sera là pour remplacer Zoorz qui est en train de voir les détails de notre route pour les prochains jours. Des questions ?
Ne voyant aucune réaction de la part de l’humaine ou de la draeneï, Ellécnite invoqua son destrier enflammé et prit la tête du petit groupe. Asnath et Noem’Aeda se portèrent à la hauteur de Trystar.
- Excusez-moi… caporal ? commença la prêtresse.
- Appelez-moi Trystar, ce sera sans doute plus commode.
- Très bien Trystar, mon nom est Asnath et voici Noem’Aeda. L’intéressée inclina la tête et l’humain lui rendit son salut.
- Cela ne vous dérange-t-il pas trop de nous accompagner ?
- Non rassurez-vous, répondit le soldat en souriant, cela me permet au contraire de me dégourdir un peu les jambes. Les troupes du Fléau sont plutôt calmes en ce moment, il n’y a pas beaucoup d’animation. Ce n’est pas la même chose à l’est d’après ce que j’ai entendu.
- Êtes-vous un simple guerrier ou un paladin ? demanda Noem’Aeda en désignant l’imposante épée que leur guide avait accrochée dans son dos. - Je ne sais pas si votre compagnon nain apprécierait que vous considériez son art du combat comme quelque chose de simple. A sa place, sans doute serai-je vexé.
- Dois-je en déduire que ma seconde proposition était la bonne ?
- Vous déduisez avec justesse, mage, acquiesça le soldat.
- Comment vous êtes-vous retrouvé ici ? s’enquit Asnath.
- Mon père faisait partie de l’ordre de la Main d’Argent. Il avait été blessé au tout début de la guerre… il était rentré retrouver ma mère pendant sa convalescence. Cela lui a sans doute sauvé la vie, ajouta le jeune homme avec un sourire amer, comme il s’est vite rendu compte que sa blessure ne lui permettrait jamais de recommencer à combattre, il s’est occupé de me transmettre son savoir. Dès que j’en ai eu l’âge, j’ai rejoint les rangs de l’Aube d’Argent. Le camp du Noroît est pour l’instant ma première et seule affectation. Mais je ne désespère pas d’aller combattre le Fléau en Norfendre plus tard.
- Est-ce là un but dans votre vie ? demanda Asnath intriguée, aller dans ces terres maudites au risque de vous y faire tuer ?
- Quel fils serai-je si je ne suivais pas le chemin de mon père ? Les paladins sont les serviteurs de la lumière, notre devoir est d’annihiler le Fléau. En tant que prêtresse vous devriez le comprendre mieux que quiconque.
Asnath ne sut quoi répondre. Elle partageait en effet cette envie de leur guide de voir Azeroth lavée de la corruption. Elle n’avait cependant pas la même détermination face à un ennemi bien plus puissant qu’eux tous. Cependant, à y réfléchir, la recherche des reliques volées état en soi une quête tout aussi risquée. En voyant l’embarras de son amie, Noem’Aeda vint à sa rescousse.
- Asnath a longtemps vécu à l’écart du monde, expliqua la mage, toutes ces choses sont bien nouvelles pour elle. Le paladin acquiesça.
- Je comprends. Mais pour répondre à votre question Asnath, si jamais le Roi Liche venait à être vaincu et si ce jour-là je suis encore de ce monde, alors seulement je pourrais avoir d’autres projets. Y a-t-il une utilité à fonder une famille si celle-ci peut être détruite à tout moment en cas d’attaque ?
- Mais si jamais vous veniez à mourir auparavant, ne regretteriez-vous pas de n’avoir passé votre existence qu’à combattre ? Trystar allait répondre quand Ellécnite fit demi-tour et les rejoignit.
- Ce n’est pas bientôt fini le salon de thé ? intervint-elle, caporal Faelris nous arrivons à la Colline des Chagrins me semble-t-il. Combien de temps pensez-vous que nous mettrons pour atteindre notre destination à partir d’ici ?
- Deux heures, peut-être une si nous avançons vite, répondit le paladin en prenant la tête du groupe, en espérant que nous ne rencontrions personne. La colline est un ancien cimetière, je pense que je ne vous apprends rien. Nous risquons donc de faire quelques rencontres. Malgré la présence d’Andorhal de l’autre côté de la rivière, il arrive que quelques morts-vivants traînent par ici. Restez bien groupées.
Le jeune humain ouvrit d’un coup de pied la vieille grille qui fermait autrefois le cimetière. Le petit groupe avança prudemment entre les tombes dont la plupart étaient ouvertes et vides. Le silence pesant n’était entrecoupé que par le cri déchirant des corbeaux posés sur les sépultures. L’air était lourd de l’odeur de putréfaction mêlée à celle de la mousse dont la croissance était favorisée par l’humidité ambiante. Personne n’osait parler tellement l’atmosphère était menaçante. Soudain Trystar tourna la tête vers une tombe d’où provenaient des bruits étranges, ressemblant à des gémissements. Il leva le bras pour empêcher les trois autres cavalières d’avancer, descendit de sa monture puis s’approcha doucement. Un craquement se fit entendre tandis que la pierre tombale se fissurait et qu'une main pourrissante aux ongles jaunies et cassés tentait de se frayer un chemin vers la surface. Le paladin attendit, immobile, que le mort-vivant commence à s’extraire de la terre pour lui lancer un sort. L’éclair de lumière assomma la créature puis Trystar lui trancha la tête d’un coup d’épée. Il se tourna ensuite vers Ellécnite.
- Pourriez-vous incendier sa dépouille, démoniste ? demanda le soldat en essuyant le sang qui souillait son épée, je ne voudrais pas qu’il nous prenne en chasse s’il venait à être réanimé. La gnome s’exécuta et ils purent reprendre leur route.
- Est-ce courant que des non-morts apparaissent encore ici ? demanda Noem’Aeda au paladin.
- Cela arrive de temps à autres. Les nécromants n’ont pas terminé d’écumer les cimetières.
- Mais il n’y avait pas de nécromant ici, fit remarquer Asnath.
- Ils apprécient particulièrement de réanimer des corps en leur donnant pour ordre de rester dans leur tombe jusqu’à ce qu’un vivant passe. Un piège en quelque sorte. Celui-ci n’a pas été très discret.
Le silence retomba tandis que le petit groupe continuait de se diriger vers l’endroit qu’Ellécnite voulait montrer aux deux amies. Une heure et demi après leur départ du camp, ils arrivèrent devant un grand monument de pierre qui ressemblait à une chapelle. Le petit bâtiment était isolé du reste du cimetière, caché dans un renfoncement de la paroi rocheuse. L’édifice était en fait assez simple, bâti dans une pierre gris clair peu travaillée, comme s’il avait été élevé dans l’urgence. Trystar mit pied à terre et ses camarades l’imitèrent, tenant leurs chevaux par la bride, prenant garde à ne pas les laisser brouter l’herbe corrompue du cimetière.
- Nous voici arrivés, déclara le jeune paladin en montrant le bâtiment.
- Un mausolée ? demanda la prêtresse.
- Pas n’importe lequel Asnath, répondit Ellécnite, ici repose…
- Le Porteur de Lumière… acheva Noem’Aeda dans un murmure.
- Comment sais-tu cela ? questionna la prêtresse.
- Les draeneïs ont été sauvés par la Lumière, expliqua la mage, il est normal que nous connaissions tous l’histoire de celui à qui appartient ce tombeau. Bien peu l’ont égalé dans les récits des héros de la Lumière.
L’humaine et la draeneï s’avancèrent vers l’édifice. En le détaillant de plus près, on pouvait voir que la pierre avait été légèrement ouvragée par une main non experte dans le maniement des outils de tailleur de pierre. Alors que son amie mage pénétrait dans le mausolée, Asnath hésita sur le seuil.
- Tu peux y aller Asnath, lui dit gentiment la démoniste qui venait de la rejoindre, cet endroit est un lieu de recueillement et un symbole d’espoir pour nous tous.
La prêtresse acquiesça et entra à la suite de la gnome qui l’avait devancée, Trystar restait à l’extérieur avec les montures. Le mausolée était composé d’une unique pièce circulaire dont l’entrée était orientée vers le nord. Le plafond en forme de dôme était percé d’une ouverture qui laissait tomber une lumière éclatante venue de nulle part sur la grande statue d’un humain. Comme attirée par la sculpture, Asnath s’en approcha à petits pas. La figure de marbre blanc représentait un homme, genou à terre, prenant appui sur un marteau de guerre, un imposant livre dans la main gauche. Son visage était levé vers la sortie de la pièce, comme s’il faisait face au visiteur qui entrait. Au pied des quelques marches qui surélevaient le monument étaient déposés de nombreux présents, fleurs et bougies. Aucune des trois visiteuses ne parla tant l’ambiance de ce lieu était empreinte de solennité. En arrivant, la prêtresse s’était demandé pourquoi les environs du mausolée semblaient-ils moins corrompus que le reste du cimetière, maintenant elle comprenait. L’endroit possédait une telle aura que rien n’aurait pu souiller ce lieu. L’humaine toucha du bout des doigts le symbole gravé dans le socle de la statue.
- L’emblème de Lordaeron, dit Ellécnite en la rejoignant, il est normal de le trouver sur la tombe de l’homme qui était sans doute le plus fidèle à ce royaume.
- Oui, sans doute…
- Qu’y a-t-il Asnath ? demanda la gnome intriguée.
- Je me demandais… ce qu’il a pu ressentir avant de mourir.
Noem’Aeda s’approcha d’elles en allumant d’un geste de la main les quelques bougies qui étaient éteintes.
- En tout cas pas de la peur, répondit la draeneï, il s’est dressé jusqu’à la fin face au prince Arthas.
- Je ne voulais pas parler de peur liée à ce qui allait lui arriver mais de désespoir vis-à-vis de ce qu’il avait déjà vécu. Il a vu son apprenti le plus prometteur, qu’il aimait comme son propre fils, s’enfoncer de plus en plus loin dans un chemin que lui savait sans retour. Et il n’a rien pu faire… Pas plus qu’il n’a pu l’empêcher de s’emparer des cendres de son défunt roi.
La prêtresse tourna les yeux vers le visage de marbre de la statue, comme si elle pouvait lui fournir les réponses à ses questions.
- Que ressentons-nous lorsque vient notre fin et que nous comprenons que nous avons échoué ? Lorsque tout ce pour quoi nous nous sommes battus disparaît dans les cris de souffrance et les larmes de chagrin.
Trystar s’avança dans la salle, ayant attachés les montures pour venir voir ce que faisaient celles qu’il accompagnait. Il prit la main de l’humaine. - Asnath, vous oubliez quelque chose, dit-il doucement, le seigneur Uther n’était pas appelé le Porteur de Lumière pour rien. Ce lieu en est la preuve même. Personne ne sait réellement qui de lui ou de la Lumière suivait le chemin de l’autre. Tant que nous aurons une foi inébranlable et que nos actes seront dictés par elle, alors il n’y aura nul échec. Tant que des gens comme vous et moi vivront pour servir la lumière, défier le Fléau et croire en un avenir meilleur, alors le seigneur Uther ne sera pas mort en vain.
 Le paladin essuya une larme qui coulait sur la joue de la prêtresse.
- Je n’ose qu’à peine imaginer ce que vous devez ressentir, vous qui avez passé tant de temps à l’écart du monde, quel est le visage que celui-ci vous offre. Mais n’ayez crainte, le Fléau a subi plus d’échec qu’il n’y paraît. Le désespoir est le terreau sur lequel il pousse, tâchons de ne pas lui céder plus de terrain dans cette bataille.
Asnath se tut pour reprendre contenance. L’histoire de cet homme mort en protégeant ce qui lui était cher lui avait rappelé son propre échec à sauver Reïna ainsi que la possibilité d’échouer à nouveau, si Omundron venait à mourir. Que ferait-elle alors ? Sa foi en la lumière survivrait-elle à une telle épreuve ? La jeune femme hocha la tête, puis se dégagea de la main que Noem’Aeda avait posée sur son épaule. Elle se retourna vers la statue et se mit à genoux dans le halo lumineux qui nimbait le monument. Les trois autres sortirent, la laissant prier seule.