- Ne bouge pas s’il te plaît, lui demanda-t-il, je reviens dans un instant.

Il disparut de nouveau dans la pièce dérobée de la tente, laissant Altéria seule avec ses pensées. Elle ne parvenait pas à comprendre l’attitude des deux guerriers de la Déesse. La jeune femme ne se souvenait pas d’avoir entendu les autres adolescents parler d’un deuxième examinateur, tout comme elle avait remarqué que beaucoup de temps s’était écoulé depuis qu’elle avait mis les pieds dans la tente. Tous ses espoirs entretenus depuis des semaines lui revinrent en mémoire.

Plusieurs raisons poussaient Altéria à espérer en ce jour gagner son sauf-conduit pour quitter l’île. La première était liée aux coutumes de Niméo et concernait un sujet qui l’effrayait… le mariage. Le Recrutement était considéré depuis longtemps comme un rite de passage qui marquait l’entrée dans l’âge adulte et donnait le droit de fonder une famille. Or sur l’île c’était la famille du marié qui devait fournir une dot afin de prendre épouse. C’était pourquoi la naissance d’une fille était tout aussi bien accueillie que celle d’un garçon. L’un comme l’autre pouvait amener la richesse pour la famille, que ce soit par son travail ou par son mariage.

La jeune femme n’avait aucune envie de se marier mais elle ne voulait pas priver ses grands-parents d’une ressource éventuelle. Ces derniers lui avaient souvent rappelé qu’ils ne désiraient rien d’elle et surtout pas un sacrifice d’une telle ampleur, cependant Altéria n’avait que plus de mal à les voir ainsi trimer pour pouvoir se nourrir, et elle avec eux. L’autre alternative aurait été de partir pour le continent afin d’y trouver un travail, mais aucun navire n’accepterait de la prendre à bord sans compensation financière qu’elle n’avait pas les moyens de payer.

La seconde motivation qui poussait Altéria à vouloir partir était l’aventure. Depuis son enfance, Skeïr lui avait raconté les histoires des plus grands héros de l’Empire, éveillant en elle des rêves d’épopées que son imagination seule ne parvenait pas à combler. Elle voulait parcourir les vastes étendues du continent, rencontrer tous ces gens aux coutumes si différentes, voir des choses que personne d'autre ne verrait jamais et se battre contre des ennemis aussi démoniaques que dans les vieux contes des marins superstitieux. La jeune femme savait que ces héros qui avaient bercé son enfance avaient souffert de leurs erreurs bien plus qu’ils n’avaient joui de leurs victoires, mais elle voulait tenter sa chance. Quelque chose de l’autre côté de l’océan l’appelait irrémédiablement, elle voulait répondre à ce murmure silencieux qui l’incitait à tout faire pour rejoindre l’Empire.

Pour le moment, Altéria ne voulait pas penser à la possibilité de l’échec. Que ferait-elle si jamais elle devait rester à jamais sur Niméo ? Qui voudrait de l’étrangère pour épouse ? Aurait-elle le courage de supporter cet isolement que seule Lumia venait perturber ? Elle refoula toutes ces questions dans un coin profond de son esprit et tentant de les y enfermer ou tout du moins d’atténuer l’angoisse qu’elles faisaient naître. Lorsque reparut le jeune Enartien, Altéria aurait gagé sans hésitation qu’elle était aussi pâle que le sable qui recouvrait la plage sud de l’île.

L’examinateur la regarda un instant fixement puis, enfin, finit par ouvrir la bouche.

- Je suis navré de ma réaction tout à l’heure. J’étais pour le moins étonné mais cela ne me permettait nullement de te laisser ainsi seule.

Il avait l’accent qu’avaient de nombreux marins qui faisaient escale à Saisio sur les navires de commerces, sans doute était-il originaire d’une ville côtière. Voyant qu’il attendait une réponse de sa part, Altéria se força à parler à son tour.

- Je suppose que je ne peux pas vous en vouloir, répondit-elle en tentant d’imiter la politesse des tournures de phrase de l’Enartien, bien que je ne sache pas moi-même en quoi j’ai pu ainsi vous étonner.

- Tu n’as aucune idée de ce qui vient de se passer dans cette pièce n’est-ce pas ? demanda avec calme le jeune homme.

Altéria acquiesça, un peu gênée, et son air du amuser l’Enartien dont le visage se fendit d’un large sourire.

- Je vais donc commencer par te demander de t’asseoir. Je ne sais si cela sera utile mais je ne souhaite pas te voir perdre connaissance… Bien, ajouta-t-il une fois que la jeune femme se fut exécutée, pour faire simple je te souhaite la bienvenue parmi nous, les Enartiens.

Altéria eut soudain l’impression que son cœur battait à la fois vite et lentement, amenant trop de sang vers sa tête qui se mit à tourner. Reprenant lentement sa respiration et se forçant à inspirer profondément pour ne pas s’évanouir par manque d’air, elle regarda le jeune Enartien sans réellement le voir. Ses yeux étaient plongés dans le vague, dans un futur chimérique qu’elle avait inventé de toutes pièces mais qui, enfin, semblait à portée. Il lui fallut plusieurs secondes pour regagner la réalité et fixer de nouveau son regard sur son interlocuteur.

- Je… vais… articula-t-elle difficilement, je suis… des vôtres ?

- S’il n’y avait que cela je n’aurais pas été si surpris, poursuivit l’Enartien d’un ton détaché, après tout, il semblerait que la perte de pouvoirs sur cette île ne soit pas un phénomène inédit. Ce qui est surtout impressionnant, bien au-delà du fait que tu sois la première Enartienne sur Niméo depuis un peu plus d’un siècle, c’est que tu aies le potentiel de maîtriser absolument tous les pouvoirs qu’il soit donné à un Enartien de posséder.

- Excuse-moi… intervint Altéria d’une voix faible, je… ne comprends pas tout ce que tu dis.

Le jeune homme s’arrêta net dans sa diatribe et la détailla du regard, ses prunelles où semblait briller de la poussière d’or la fixant celles émeraude à la recherche de la cause de son incompréhension.

- Pardonne-moi, se reprit-il en secouant la tête, je m’emballe, sans même me présenter à toi. Tu dois être des plus interloquées. Je me nomme Nanthamo, ravi de faire ta connaissance.

- Moi de même… je suppose, répondit la jeune femme toujours perdue, mon nom est Altéria.

Sa réponse fit sourire de nouveau Nanthamo qui poursuivit ses explications.

- Et bien, Altéria, nous n’avons pas tout le temps dont je souhaiterai disposer pour t’expliquer alors tâchons d’aller au plus vite. Les Enartiens sont ceux que certains appellent les guerriers de la Déesse. Des guerriers traditionnels nous nous distinguons par l’utilisation de pouvoirs, ou de dons comme nous préférons les nommer.

Il en existe dix différents.

- Dix pouvoirs et dix bougies… murmura la jeune femme plus pour elle-même.

- En effet, confirma Nanthamo, comme tu l’as deviné les bougies sur lesquelles tu as apposé les mains ont la capacité de percevoir la présence chez un individu d’un don précis. Tu découvriras par ailleurs qu’autour de ces dix pouvoirs a été créée une symbolique de couleur que tu retrouves sur les gravures dans la cire. Es-tu capable de deviner désormais les dons qui sont les nôtres ?

Altéria se leva et s’approcha de nouveau de l’arc de cercle formé par les trépieds. Se remémorant avec précision chaque instant passé dans cette tente, elle comprit rapidement que les bougies ne possédaient pas que la couleur du don qu’elles devaient révéler. Chacune d’entre elles avait la capacité de donner un aperçu du pouvoir auquel elle était assignée.

- Bleu… pour l’eau, rouge pour le feu, commença-t-elle à énumérer, marron pour la terre… gris pour le vent…

- Ce sont là les pouvoirs élémentaires, l’informa Nanthamo, ils sont sans nulle doute les plus impressionnants visuellement puisqu’ils influencent les quatre éléments naturels. As-tu une idée des autres ?

- La bougie dorée m’a soignée, poursuivit Altéria en observant l’emplacement où se trouvait sa blessure cicatrisée lors du contact avec la cire, et avec la verte mes mains ont disparu.

- Je pense que pour les autres tu n’as pas une idée exacte de ce qui t’est arrivé, la coupa le jeune Enartien en lui faisant signe de s’asseoir à nouveau, les pouvoirs élémentaires forment une des deux grandes classes de dons énartiens. La seconde est formée par les pouvoirs psychiques, elle est constituée de la télépathie symbolisée par le violet, la télékinésie représentée par l’orange, le noir est associé au contrôle des esprits et l’or à la capacité de soigner. Ces pouvoirs sont intimement liés à l’esprit, qu’il en soit la cible ou la source.

- Ne restent plus que le vert et le blanc.

- Qu’il a été convenu de ranger dans une catégorie à part puisqu’ils symbolisent respectivement le camouflage et la métamorphose. Ici c’est le corps de l’Enartien qui est modifié.

Altéria prit quelques secondes pour assimiler ce que venait de lui dire Nanthamo. Si le jeune homme disait vrai et qu’elle était capable de maîtriser l’intégralité de ces pouvoirs, alors s’ouvrait pour elles des milliers de possibles pour son avenir.

Soudain lui revint en mémoire le visage sombre et fermé du second Enartien. Celui-ci ne semblait pas aussi enthousiaste que son jeune camarade vis-à-vis des compétences prétendues de la jeune femme.

- Ton… compagnon n’avait pas l’air de me considérer si exceptionnelle, dit-elle à Nanthamo.

- Ne t’inquiète pas pour le vieux Ieza, plaisanta celui-ci tout en vérifiant auparavant que l’Enartien ne pouvait l’entendre, il fait parti de nos aînés et ne juge que sur l’acquis par le travail et l’étude. Il est désormais trop vieux pour être changé. Maintenant si cela ne te dérange pas, tu n’es peut-être pas la seule sur cette île, du moins pouvons-nous l’espérer. Au choix, tu peux aller avec Ieza ou bien derrière le paravent qui se trouve dans l’angle.

Altéria jeta un œil au mur de la tente qui menait à la pièce adjacente et prit la décision de se dissimuler derrière le paravent, qui était le seul meuble de la tente, ainsi pouvait-elle regarder les autres passer le test sans se faire remarquer. Cependant, aucun des autres jeunes de Saisio, ni même de l'île entière, ne présentait les capacités des Enartiens.

Le va-et-vient dura ainsi deux heures puis se fut finit. Altéria fut soulagée de voir ainsi le Recrutement s’achever car elle commençait à se lasser de compter et recompter les deux cent soixante-treize oiseaux se trouvant sur le paravent. Elle entendit Nanthamo passer dans la pièce où se trouvait le vieil Enartien puis revenir peu de temps après. C’est à ce moment qu’elle se décida à sortir de l’abri du paravent.

La jeune femme remarqua immédiatement les petits pots que l’Enartien avait déposés sur le seul des dix trépieds qui n’avait pas disparu.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en s’approchant.

- De la peinture un peu particulière, répondit Nanthamo en préparant un pinceau très fin, donne-moi ton bras gauche s’il te plaît.

Altéria obéit avec hésitation. Le jeune homme attrapa son bras avec délicatesse et le maintint immobile le temps d’appliquer un point de chacune des dix couleurs symboliques au dessus du poignet. Une fois qu’il eut terminé, il tendit son propre bras où six points étaient apposés, brillants faiblement.

- Tant que tu ne seras pas capable de maîtriser tous tes dons, ceci permettra aux autres de te connaître, expliqua Nanthamo.

- Pourquoi les tiens brillent-ils ?

- Les points brillants correspondent aux pouvoirs que tu maîtrises ne serait-ce que de façon aléatoire ou incontrôlée. L’idée de marquer ainsi la peau des novices est venue du fait que ces points apparaissent naturellement. Personne ne sait réellement ce que c’est, ni pourquoi ils ont tendance à refléter ainsi la lumière. Tu es désormais presque une novice énartienne.

- Presque ?

- Il ne te reste plus qu’à t’habiller, répondit le jeune homme en lui lançant un sac de tissu.

En tombant, le sac s'ouvrit et Altéria pu voir ce qu'il contenait. Il y avait deux assortiments de vêtements, identiques, un blanc et l'autre bleu. C'était ce que l’on pouvait appeler l'uniforme standard des Enartiens. Il était composé d'une tunique longue qui arrivait à mi-cuisse d'Altéria alors que celle du jeune homme était plus courte, d'un pantalon, d'un haut à porter sous la tunique et d'une longue cape à capuche. Il y avait aussi une ceinture et une paire de bottes.

- Merci. Mais, laquelle dois-je mettre ? demanda la jeune femme un peu embarrassée.

- Exceptionnellement, tu vas mettre la blanche puisque c’est le Recrutement mais habituellement tu n'auras à la porter qu'à Agathil. A l'extérieur ce sont les bleues que nous portons.

- Pourquoi deux couleurs différentes ? demanda Altéria, curieuse.

- Partout où nous nous rendons, les gens nous reconnaissent à notre habit entièrement bleu et ce même si tu fais des variantes comme porter une robe. Tu seras toujours reconnue comme appartenant à l'Ordre.

- Le blanc possède donc une signification particulière dans l’enceinte d’Agathil ?

- Il sert à nous différencier dans la Cité où il n'y a, sauf exception, que des Enartiens. Les novices sont en blanc, les Enartiens qui ont terminé leur apprentissage sont en rouge, enfin les Onze ont des couleurs spéciales.

- Qui sont les Onze ?

- Ce sont les onze Enartiens chargés de diriger Agathil, tous très puissants et chacun dirige un aspect de l'Ordre comme l'entraînement des novices, les missions d'espionnage, d'exploration, d'enquête.

- Le nombre onze a-t-il une importance particulière pour les Enartiens ? s’enquit la jeune femme.

- Un pour chaque pouvoir et le Grand Maître de l’Ordre.

- Et… Ieza. Quelle fonction occupe-t-il ? questionna-t-elle.

- Je ne peux pas te le dire maintenant, pas tant que nous ne seront pas à Agathil.

Il y eut un blanc pendant lequel Altéria chercha à deviner quel pouvait être le rôle du vieil Enartien puis elle reprit le fil de la conversation.

- Et toi, Nanthamo ? Quel rang occupes-tu ?

- Je viens de terminer les trois années de mon apprentissage. J'ai revêtit l'habit rouge cette année, le deuxième jour du Mois des Neiges, en même temps que tous mes camarades.

- Que vas-tu faire, alors ? Tu vas enseigner ou te battre.

- Nous n'avons plus le choix maintenant, nous devons nous battre.

- Contre qui devez-vous vous battre ?

Le sourire qui planait sur le visage de Nanthamo depuis le début de leur conversation s'éteint, il s'assit et regarda autour de lui comme pour s'assurer de n'être entendu par personne.

- Je préfèrerais ne pas t’en parler, chuchota-t-il, mais je pense qu’il serait pire de te cacher la vérité. Toi aussi tu auras à te battre, un jour ou l’autre. Maintenant que les Silfuriens sont partout.

- Qui sont les Silfuriens ? l'interrogea la jeune femme, ce nom n'est pas connu sur l'île.

- Vous avez de la chance, vous les îliens, de ne pas avoir entendu parler d'eux. Mais je préfère ne pas t'affoler tout de suite. Nous en reparlerons sur le chemin d'Agathil. Maintenant, dès que sa Majesté aura enfilé sa tenue, nous sortirons.

- Ma Majesté tient à te mettre en garde lorsque nous serons sur le port, il serait plus prudent pour toi de te méfier. Tu pourrais finir à l’eau.

- Je pense qu’il te sera difficile de trouver quelqu’un de plus habile que moi dans un port.

Il lui offrit son plus beau sourire puis tous deux se turent quand Ieza arriva vers eux. Nanthamo sortit alors pour commencer son discours. Toute la ville, et même l'île, était rassemblée sur la place principale. Ieza poussa Altéria hors de la tente tout en la maintenant dans l'ombre pour ne pas être tout de suite repérée puis il se plaça derrière elle. Nanthamo commença par remercier tous ceux qui étaient venus, que c'était toujours un plaisir de voir que les jeunes étaient autant prêts à servir leur empire, la famille impérial et la Déesse puis continua de donner aux spectateurs des raisons de se sentir fiers. Puis il cessa ses digressions pour entrer dans le vif du sujet.

- Sachez, clama-t-il comme pour s'assurer que tous entendaient, que pour la première fois depuis un siècle, un Enartien a été découvert sur votre île. Sachez aussi que s'il est promis à une vie palpitante, il va aussi affronter beaucoup de dangers auxquels il pourrait bien ne pas survivre.

Altéria aurait aimé que Nanthamo arrête là son descriptif de la vie qu'elle allait mener car il commençait vraiment à lui faire douter de sa résolution. Mais il continua, évoquant monstres sanguinaires, batailles épiques et gloire en perspective. Même si elle savait qu'il inventait plus de la moitié de ce qu'il disait pour la faire apparaître comme une héroïne, elle ne connaissait pas le continent et redoutait ce qu'elle pourrait y trouver.

Pour oublier les paroles effrayantes de son nouvel ami elle essaya de reconnaître des visages dans la foule. Elle reconnu rapidement Lumia dans la foule, les yeux un peu rougis. Son amie avait compris en ne la retrouvant pas dans la foule que quelque chose était arrivé. Altéria vit ensuite Minéa et le regard glacé et hautain qu’elle posait sur Nanthamo. Plus que quiconque elle n’avait pas accepté sa non-appartenance à l’Ordre, ce qui laissa Altéria craindre pour la suite des événements.

La jeune femme reconnut aussi d’autres personnes dans la foule, essentiellement des jeunes de l'île qui étaient aussi défavorisés qu'elle et avec qui elle avait grandi, mais elle ne trouva pas ceux qu'elle cherchait. Elle aurait aimé voir les deux visages ridés de ses grands-parents adoptifs. Elle ne voulait pas avoir à leur annoncer elle-même qu'elle allait les quitter mais Altéria se doutait qu'ils n'avaient pu venir du fait de leur âge et parce que, malgré leur vieillesse, tous deux travaillaient pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Enfin Nanthamo arriva à la fin de son discours.

- Maintenant je ne vais plus vous faire languir, clama-t-il comme s'il présentait une rareté, je vous présente la personne qui va quitter sa famille afin de protéger l'Empire et votre île ! Altéria !

Ieza la poussa hors de l'ombre afin que tous puissent la voir. Il y eut alors un silence gêné, la jeune femme regarda tour à tour chaque personne de Saisio et s'arrêta sur le visage à la fois joyeux et triste de Lumia. Celle-ci leva son pouce comme pour la féliciter mais Altéria savait qu'elle était aussi peinée de perdre une de ses seules amies. Après le silence, il commença à y avoir des murmures de désapprobation qui se transformèrent en véritable cacophonie jusqu'à ce que quelqu'un frappe dans ses mains pour réclamer le silence.

C'était le gouverneur, le père de Minéa, qui venait de faire taire tout le monde. Il plongea alors son regard noir dans les yeux verts d'Altéria, puis il regarda Nanthamo avec ce même regard, il n'avait pas vu l'examinateur caché dans l'ombre sinon il lui aurait lancé le même coup d'œil haineux. Soudain il prit la parole et la jeune femme savait que c'était pour dire tout haut ce que tous pensaient tout bas.

- Comment cette… étrangère, que nous avons trouvée sur cette plage et qui sans nous n'aurait pas survécu pourrait-elle nous protéger ? Elle ne connaît rien de nous, ni de l'île et de ses coutumes, ni…

Le troisième Enartien sortit alors de l'ombre où il se cachait. Le gouverneur fut si surpris de voir qu'il avait oublié un adversaire dans sa joute verbale qu'il avala la fin de sa phrase. L'homme, lui, n'était pas du tout impressionné par le représentant de l'Empire qui avait une taille de géant et ressemblait à un taureau.

- Elle a vécu ici toute sa vie que je sache, reprit Nanthamo, satisfait de l’intervention de Ieza, en parlant lentement comme s'il voulait que tous digèrent ses paroles, alors elle connaît autant de choses que n'importe lequel des jeunes gens qui se sont présentés aujourd'hui. Arrêtez, vous tous, de la rabaisser. De toute manière, vous n'aurez pas à supporter longtemps le fait que quelqu'un ait été révélé comme Enartien sans qu'il soit un îlien. Demain nous partirons et nous emmènerons cette jeune femme avec nous. Maintenant rentrez chez vous, ajouta-t-il sur un ton qui ne souffrait aucune remarque.

La place se vida, chacun retournant à ses occupations, comme si cette journée, n'avait jamais été qu'un autre jour de labeur. Même le gouverneur appela son carrosse sans essayer de répliquer, emmenant Minéa avec lui. Celle-ci le suivit non sans jeter un dernier regard noir à Altéria pour lui signifier qu'elle prendrait un jour sa revanche. La jeune femme se tourna vers Ieza, le dévisageant de nouveau de la tête au pied. Elle se demandait comment cet homme avait tenu tête au gouverneur alors qu'il paraissait au moins avoir vu plus de soixante nouvelles années, puis elle se dit qu'il était quand même très athlétique pour son âge. Altéria se souvint aussi de ce que Nanthamo venait de faire pour elle.

- Merci de m'avoir défendue, dit-elle en se tournant vers le jeune homme.

- Ce n'est rien, je ne pouvais pas laisser une novice se faire insulter par des parents jaloux. Maintenant rentre chez toi. Nous partirons demain à l'aube par bateau. Il serait dommage de partir sans la seule Enartienne de cette île.

- Très bien. Bonne soirée Nanthamo, bonsoir Ieza.

Elle quitta rapidement la ville et reprit la route vers la maisonnette sur la plage qui hier encore était son foyer. Elle aurait aimé voir Lumia, mais la jeune fille semblait avoir filé.