Malgré ses immenses connaissances, la grande Liche ne parvenait pas à découvrir l’origine de ce mal qui emportait petit à petit la prêtresse. Le plus étonnant étant que malgré la fièvre élevée qui la faisait trembler comme une feuille morte sous la brise d’automne, la prisonnière ne semblait pas délirer. Sa maladie demeurait un mystère pour le plus fidèle lieutenant du Roi Liche.

Le dixième jour après que la jeune femme ait eu son premier accès de fièvre, Kel’Thuzad entra dans la chambre pour voir comment celle-ci se portait. Il trouva le lit vide et la fenêtre ouverte. Debout sur la rambarde du balcon, Asnath fixait le glacier.

- Que faites-vous ici ?, demanda la Liche en voyant que la jeune femme n’avait pas même pris la peine de se couvrir malgré les températures glaciales, votre état va empirer.

Asnath sourit dans la faible lumière qui parvenait à traverser les lourds nuages du Norfendre.

- Mon état ? répéta-t-elle comme si le mot lui-même l’étonnait, n’ayez crainte, liche, je suis déjà morte, le peu de temps qu’il me reste n’est qu’un sursit. Mais le glacier est tellement plus majestueux vu d’ici, sa beauté ne se révèle pas de la même manière lorsqu’on le parcourt au ras du sol. Au moins aurais-je eu la chance de voir cela avant de mourir… admettez qu’il serait fâcheux de quitter ce monde en ayant pour dernière vision les murs nus de ma prison.

La jeune femme lâcha un long soupir avant de contempler de nouveau le jeu des lumières de la Déflagration sur la neige du glacier.

- J’aimerai simplement pouvoir enfin me reposer. Que cesse toute cette immense tragédie dont je semble être à la fois victime et responsable. Mais ce n’est pas ce que vous attendez de moi n’est-ce pas ?

- L’éternité vous est offerte. Quelle est donc la raison qui vous pousse à refuser cet héritage qui est le vôtre ?

- Le prix à payer est trop lourd. De plus, un héritage ne se touche-t-il pas lorsque le parent dont on hérite décède. Cela ne me semble pas être le cas…

- Si votre existence nous avez été révélée auparavant, vous n’auriez pas ces appréhensions.

Asnath laissa échapper un rire sans joie qui étonna Kel’Thuzad. C’était la première fois qu’il entendait la jeune femme exprimer une quelconque forme d’amusement.

- Qu’y a-t-il ?

- Oh, rien. J’imaginais juste que si vous aviez eu vent de mon existence et étiez parvenu à me ramener auprès de lui, vous auriez sans doute été en charge de mon éducation… Une vivante au milieu des morts n’est pas plus étonnante qu’une humaine au milieu des elfes.

Le silence se fit sur le balcon, la jeune femme laissa son regard se perdre dans la contemplation des neiges immaculées de la Couronne de Glace. Quel dommage que l’odeur des morts-vivants vienne perturber ainsi ce tableau.

- Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas Kel’Thuzad. Que d’être seul, vraiment seul.

La liche ne répondit pas, la prêtresse n’en avait cure.

- Je commence à me rendre compte que j’ai toujours été seule, malgré les apparences, continua Asnath, je suis de ceux qui portent dans leur sang la raison même de leur mise à l’écart. Enfants de traîtres qui vous rappellent amèrement que leurs parents ont un jour été vos amis, enfants d’assassins qui vous obligent à accepter le fait qu’eux aussi ont pu un jour aimer et être aimés. Les gens n’osent nous imaginer que dans leurs pires cauchemars, car ils pensent que nous ne pouvons refuser cet héritage qui est le nôtre. Enfants de la mort, nous sommes haïs plus que nos parents eux-mêmes parce que les autres croient que notre sang corrompt notre âme. Et même ceux à qui l’ont confie notre garde, qui nous élèvent, ne peuvent s’empêcher de nous regarder avec amertume, ne peuvent faire disparaître de leur tête l’image de ceux dont nous sommes les héritiers.

Une bourrasque de vent vint balayer le balcon, faisant s’envoler une fine poudre de flocons de neige qui vint se disperser dans les cheveux blonds de la prêtresse. Les quelques flocons qui atterrirent sur la peau brûlante de son visage fondirent immédiatement.

- Tous pensent que c’est un cadeau qui nous est fait de nous laisser vivre, mais c’est en réalité la pire des punitions. Si nous sommes là, vivants, c’est par pure faiblesse de le part de ceux qui n’ont pu s’empêcher de voir en nous un espoir pour l’avenir là où il n’y en a pas. C’est à cause de leur égoïsme, parce qu’ils n’ont pas eu la force de nous retirer la vie, que nous sommes là, condamnés à expier une faute que nous n’avons pas commise.

Le ton de la jeune femme se faisait plus dur et les mots se déversaient comme une rivière en crue qu’aucune digue n’aurait pu arrêter.

- Par mon sang je suis héritière de deux trônes, et personne ne pourrait croire que je n’ai aucune envie de réclamer mon héritage. J’ai du mentir à mes propres amis et garder le secret sur mon identité. Anonyme j’étais Asnath et tous me faisaient confiance, si j’avais révélé qui je suis on me massacrait sur place. Et pourtant je suis la même personne avec ou sans ce nom qui plane comme une ombre sur mon passé et mon avenir !

Asnath reprit son souffle, elle bouillait de rage et la liche lui avait donné l’occasion pour la première fois de parler. Elle se fichait éperdument que son interlocuteur soit son ennemi, il était là pour entendre ce qu’elle avait à dire.

- Si je pouvais par ma mort vous mettre des bâtons dans les roues, je le ferai sans hésiter, mais bien au contraire cela ne ferait que vous faciliter la tâche. Cependant… mon destin est scellé, je le sais, et puisque je n’ai pas choisi ma vie, j’espère au moins pouvoir choisir ma mort.

Sa voix se fit plus faible, comme un murmure, une promesse faite à elle-même.

- Là encore j’en doute, mais tant que j’aurais suffisamment de haine envers lui, pour ce qu’il m’a fait, je saurais lui rendre la tâche plus dure. Je ne compte pas me rendre sans résistance.

Asnath se retourna vers le mur de la Citadelle, leva la tête vers le sommet où se trouvait le Trône de Glace et cria en direction du ciel. Sa voix résonna dans tout l’édifice.

- J’espère que tu m’entends ! Si tu me veux viens me chercher toi-même ! Je ne te crains plus alors viens !

Lorsque les échos de sa voix s’éteignirent, la jeune femme poursuivit à voix basse.

- Si je te ressemble tant, cela promet d’être amusant.

Elle sauta ensuite de la rambarde pour atterrir sur le sol du balcon. C’est alors qu’elle fut prise de vertiges, le mal étrange qui la rongeait était en train de la rattraper. Asnath maintint le garde-fou de pierre tellement fort que les jointures de ses phalanges blanchirent. Lorsqu’elle eut recouvré son équilibre, elle se dirigea vers la chambre mais, lorsqu’elle passa près de Kel’Thuzad elle s’arrêta et se tourna vers la Liche.

- Il ne nous est pas toujours donné l’occasion de choisir le chemin que l’on souhaite prendre… j’ai eu de la chance, on m’a indiqué la dernière intersection. Au moins ai-je pu choisir la dernière route que j’emprunterai.

D’un pas chancelant, la jeune femme continua son chemin jusqu’au lit qui était devenu pour elle une sorte de refuge, qui la recueillait et la protégeait à chaque fois qu’elle sombrait dans l’inconscience sous l’effet de la fièvre et de la fatigue. Lorsqu’elle fut finalement assise, le dos appuyé contre la tête de lit rongée par la vermine, la prêtresse se tourna vers la grande Liche qui l’avait suivie du regard sans bouger.

- Si vous voulez faire quelque chose de moi tant que je suis encore vivante, je vous conseille de vous hâter, déclara-t-elle calmement, il ne vous reste que très peu de temps. Trop tard et vous n’aurez plus à votre disposition qu’un nouveau corps sans vie.

Kel’Thuzad l’observa un moment avant de répondre et pour la première fois ce fut lui qui posa une question.

- Pourquoi n’avez-vous pas peur ?

- Ne craignent que ceux qui ont quelque chose à perdre et aussi loin que je cherche, je n’ai plus rien à perdre. Ma mère est morte sous mes yeux, mon frère a disparu, sans doute tué, mon amie la plus chère est prisonnière d’un cercueil de glace, à mi chemin entre la vie et la mort, et tous ceux à qui je tenais ne sont plus. Qu’ai-je d’autre à perdre, Kel’Thuzad ?

­- Votre humanité.

La réponse de la liche prit Asnath au dépourvu. Lui revinrent alors à l’esprit les paroles qu’Omundron avait eu lors de la dispute avant leur départ pour le Norfendre. Son frère lui avait dit qu’elle refusait de voir ce qu’elle pouvait réellement perdre. En effet, la jeune femme se rendit compte qu’elle s’était toujours focalisée sur ce qu’elle avait déjà perdu, plutôt que sur ce qu’on pouvait encore lui prendre. D’autres paroles vinrent ensuite faire écho dans son esprit et lorsqu’elle parla de nouveau, ce furent les mots d’un autre qui franchirent ses lèvres.

- Ton sang devient froid… mais ce n’est pas la mort…

Comprenant enfin ce que pouvaient signifier de telles paroles, la jeune femme vrilla son regard émeraude sur la liche qui continuait de la détailler silencieusement.

- J’ai bien peur que le sort n’en soit déj…

Asnath ne parvint pas terminer sa phrase, une violente douleur venait de l’assaillir, lui faisant penser que sa tête était bloquée dans un étau que l’on resserrait rapidement. Ce n’était pas la première fois qu’elle souffrait ainsi depuis que la fièvre l’avait attrapée mais elle ne parvenait ni à prévoir ses pics de douleur, ni à s’y habituer. Elle se mit à tousser de plus en plus violemment et lorsqu’enfin sa quinte de toux se calma, la jeune humaine remarqua une trace rouge sur le drap gris.

Des points sombres se mirent à voler devant ses yeux et elle se sentit tout à coup vidée de toutes ses forces. Elle lutta pour ne pas perdre connaissance, elle n’en pouvait plus de cette alternance de conscience et d’inconscience qu’était devenue sa vie depuis quelques jours. Sa vision s’obscurcit de plus en plus, à tel point que la jeune femme ne parvenait plus à voir ce qui se trouvait sous ses yeux écarquillés. Finalement la douleur passa, la laissant épuisée, brûlante et trempée de sueur, au milieu des draps trop fins qui couvraient son lit.

Trop affaiblie pour faire le moindre geste, la prêtresse essaya juste de tourner la tête en direction du balcon où s’était tenu Kel’Thuzad quelques instants plus tôt mais la liche avait disparu. Rassemblant les quelques forces qui lui restaient, Asnath parvint à se redresser dans le lit et fouilla dans les replis des vêtements en loques qu’elle portait. Après quelques instants de recherche ses doigts rencontrèrent la surface lisse d’un objet dont elle s’empara.

Le souffle rauque, la jeune femme observa un instant le cristal qu’elle tenait au creux de sa main et qui était désormais animé d’un battement de plus en plus perceptible. Cela faisait maintenant plus d’une semaine que la jeune femme utilisait le sort de Reïna pour invoquer la Lumière. Chaque incantation la blessait un peu plus et le mal obscur dont elle souffrait n’était que la conséquence de cet abus de magie sacrée qu’elle persistait à utiliser. Mais ses efforts semblaient porter leurs fruits.

La jeune femme prit un instant pour rassembler ses forces et se lever de nouveau. Elle avança à petits pas jusqu’au balcon et s’assit sur le rebord où Kel’Thuzad l’avait trouvée. La prêtresse avait manqué de peu d’être repérée et elle remercia secrètement le glacier d’avoir attiré son regard par son imposante majesté. A cette pensée, elle leva les yeux vers le sommet de la Citadelle. Son regard toujours fixé vers l’immense flèche qui dominait la région, l’humaine inspira profondément avant de répéter une nouvelle fois l’incantation.

Asnath était consciente qu’elle était en train de se tuer à petit feu, mais elle ne pouvait pas abandonner maintenant. Elle avait un dernier rendez-vous, qu’elle n’aurait manqué pour aucune raison. Cependant le temps lui était compté, elle en avait plus que conscience tandis qu’elle observait ses mains nimbées de lumière sur lesquelles commençaient à apparaître de nouvelles marques de brûlure.

Les langues de Lumière qui dansaient le long de ses bras s’éteignirent finalement d’elles-mêmes, la prêtresse n’ayant plus assez d’énergie pour les invoquer et les maîtriser. Celle-ci resta immobile un long moment, tenant le cristal sombre aux creux de ses mains où il continua de briller faiblement avant de retrouver son aspect noir et opaque. La situation dans laquelle elle se trouvait à ce moment était tellement morbide, compte tenu de la nature de ce qui se trouvait posé au creux de ses mains, qu’elle se demanda combien auraient pu la supporter.

Le vent polaire balaya le balcon d’une bourrasque glaciale, rappelant à la jeune femme que la nuit ne tarderait pas à tomber et qu’il lui fallait rentrer. Les températures allaient bientôt devenir insupportables pour elle qui ne portait que les restes de sa robe au dessus de ses bandages. La majorité de ses blessures avaient déjà guéri, essentiellement grâce aux incantations de la prêtresse, mais il lui restait une longue entaille sur l’épaule droite qui tardait à cicatriser. Mieux valait donc qu’elle la maintienne à l’abri le temps que la plaie se referme même si les bandes de tissus entravaient les mouvements de son bras.

Sentant affluer une nouvelle vague de douleur, contrecoup du sort qu’elle venait d’utiliser, Asnath regagna le plus vite possible sa couche où elle put s’allonger en attendant que la souffrance reflue. Les crises se faisaient plus douloureuses et de plus en plus rapprochées, signe que l’humaine n’avait plus beaucoup de temps devant elle, elle devait agir vite. Elle décida donc de prendre un peu de repos et d’attendre l’arrivée de la nuit.

Etendue au milieu de son lit, la prêtresse eut un faible sourire en repensant à l’arrivée inopinée de Kel’Thuzad. Malgré toute son intelligence et son expérience, la grande liche ne semblait pas avoir remarqué le nuage tourbillonnant qui avait disparu à son arrivé, ni la disparition d’une des deux dagues qui se trouvaient sur le trépied de la chambre.